Enfance, premiers souvenirs

Dans quel état d’esprit mes parents étaient-ils le jour de ma naissance, le 11 septembre 1939 ?

Maman, née en 1914 avait 25 ans et papa né en 1915, 24 ans. Tous les deux en pleine guerre  14-18, leurs pères dans les tranchées pendant plus de 5 ans, leurs mères seules à la maison : une entrée en ce monde bien étrange du début de ce siècle, le nôtre, le vingtième.

 

Henri CHERASSE, mon père était revenu du service militaire qu’il avait effectué dans le 402ème régiment de DCA à Metz. L’armée avait bien utilisé ses compétences : dans un premier temps, boulanger de profession, il avait été affecté aux cuisines du régiment, puis, des temps plus troublés se profilant, son excellente vue lui avait permis d’être sélectionné télémétreur dans une section de la défense contre avions, la DCA.

Maman, Jeanne MICHEL venait du village voisin de Vaumas. Après l’école primaire et son certificat d’études, elle avait été cuisinière et employée de maison au château de Vaumas. Puis juste avant la guerre, elle vient travailler à la boulangerie à Thionne.

Ils se marient à Thionne le 26 novembre 1938. Et je suis né le 11 septembre 1939, 10 mois plus tard.

 

            Je ne peux pas me souvenir de l’hiver 39-40. Mes premières images doivent donc être liées à l’un des hivers suivants. A 18 mois on a des souvenirs : je me vois marchant dans une sorte de tranchée de neige, je n’aperçois que le ciel au-dessus de ma tête. Il avait tant neigé que parents et grands-parents avaient dû creuser des tranchées dans la neige pour vaquer à leurs occupations : aller au fournil, à la réserve de farine, à la cave, mais aussi pour soigner tous les animaux, vaches, moutons, cochons, et toute la basse-cour située plus loin, de l’autre côté de la route.

          Il s’agit plus d’une impression que d’un souvenir. La différence de taille d’un enfant d’un an et demi marchant encore avec hésitation dans un boyau bordé à droite et à gauche par une muraille de neige et de glace plus haute que lui constitue l’image qui m’a frappée au point que je ne l’ai jamais oubliée.

          Quelques événements qui ne m’ont laissé aucun souvenir m’ont été racontés par ma grand-mère Marie. C’est elle qui s’occupait de ses petits enfants puisque maman partageait son temps entre le magasin d’épicerie, la boulangerie, le café, les animaux de la ‘‘presque’’ ferme et… ses enfants.

          En effet il y avait à côté de l’épicerie une salle de café. Un jour, ma grand-mère me surpris allant de table en table pour « licher » la petite goutte de vin, rouge ou blanc, ou peut-être de la goutte, de la gnôle, du marc ou du rhum laissé par les consommateurs après leur départ. Quel âge avais-je ? Je ne sais, mais quels débuts dans ma vie d’amateurs de vins et d’alcool ! Je me souviens des verres à vin du bistrot : ronds, petits avec un gros fond de verre transparent qui pouvait servir de loupe. A cette époque-là, les clients buvaient une chopine pour parler de chose et d’autre lorsqu’ils venaient au bourg pour quelques emplettes à l’épicerie ou ramener le pain à la ferme. Ils échangeaient des petites nouvelles des fermes isolées, maladies, naissances ou décès, des ragots aussi, le temps qui n’est jamais bon pour les paysans, détraqué par tous les progrès de la modernité, pas aussi bon qu’autrefois c’est sûr, avant la guerre. Ca ne sera plus jamais comme avant, il n’y a plus de saisons !

          Un autre jour, ne m’entendant plus dans la pièce voisine, ma grand-mère me surpris alors que je jouais avec une corbeille pleine d’oignons, mangeant ces délicieux légumes et pleurant en silence. Nous n’avions pas à cette époque de jouets comme les enfants d’aujourd’hui. Et pourtant nous jouions, avec tout et n’importe quoi : les outils des parents, les objets quotidiens, tout ce qui pouvait exciter notre imaginaire. Le balai devenait un cheval, un sabot un bateau, le torchon à vaisselle un voile de mariée, trois vieilles boîtes de conserves liées entre elles avec une ficelle un train, la boîte vide de maquereau au vin blanc, plus allongée la locomotive. Et c’étaient des jeux, seul, avec les frères et sœurs ou les copains, à n’en plus finir.

 

          Un autre jour, je ne devais pas être très vieux, trois ans peut-être. Grand-mère Marie me trouva, pleurant en silence dans la cour, debout près du puits.

–« Mais qu’est-ce qui t’arrive, Daniel ? Qu’y a t’il ? Qui t’a fait peur ? » Et je pleurais, tétanisé, bien droit en me cramponnant à la margelle du puits.

J’ai fini par expliquer à grand-mère l’objet de mon désarroi :

–« J’allais te voir, Mémé, mais j’ai perdu mon caca avant d’arriver ! »

Eh ! Oui, j’avais fait dans ma culotte et j’en étais tout honteux et sans doute meurtri car on avait déjà dû me dire que j’étais un grand garçon qui ne faisait plus dans sa culotte.

 

          Je me souviens aussi, mais très vaguement, des soldats allemands d’occupation stationnés dans les « Aubrelles ». Thionne est à 42km de Vichy où siégeait le gouvernement de l’Etat français du Maréchal Pétain. Nous étions en zone dite libre, et la ligne de démarcation passait près de Chapeau, le village voisin, plus au nord, à environ dix kilomètres de chez nous. Au sud du village, dans les bois de Jaligny, l’armée allemande avait installé un camp avec semble-t-il, nous l’avons appris à la Libération, un important dépôt de matériel, d’armes et surtout de munitions. Pendant toute la période de la guerre, les soldats allemands ont été présents dans la région et à proximité du village.

          Notre grand-mère Marie nous promenait dans les chemins près du bourg : nous, c’est à dire mon frère Michel né en août 1940 et peut-être Rolande encore bébé puisque née en août 1941. Je vois cette scène comme si elle était devant mes yeux : la mémé Marie poussant le landau à hautes roues où dormait Rolande, me tenant par la main, tandis que Michel pas encore très assuré sur ses jeunes jambes se tenait à la voiture d’enfant. Bien sûr, nous rencontrions des soldats allemands qui vaquaient à leurs affaires comme une troupe d’occupation normale, c’est à dire que, militairement, ils devaient tuer le temps en attendant que tout cela finisse pour rentrer enfin au pays embrasser Margrete, retrouver les champs de pommes de terre du Brandebourg ou la bière de Munich qui faisaient l’une comme l’autre tant défaut en Bourbonnais en ces temps troublés.

          –« Dis bonjour au Monsieur » me demandait ma grand-mère, car je devais être le seul à commencer à parler ou le moins timide, peut-être déjà bavard ; et aussi parce qu’elle savait qu’il fallait être poli avec le militaire, surtout quand il est d’occupation.

          –« Bonjour sale boche » de ma petite voix d’enfant obéissant et bien élevé.

          –« Mais non, il faut dire bonjour Monsieur le gendarme, répète bonjour gendarme » et bien sûr je répétais !

          A la maison, on ne parlait que de « sale boche », ce devait donc être leur nom. Comment aurai-je pu savoir ? Je pouvais aussi dire les Fridolins ou les doryphores, d’autres noms encore dont je ne me souviens plus aujourd’hui. On n’a jamais été avare de vocabulaire pour nos ennemis héréditaires d’outre-Rhin. Mes deux grands-pères, le Jean CHERASSE et le Claude MICHEL, tous les deux avaient participé à la grande guerre et tous les deux étaient revenus vivants et entiers de la grande boucherie. Je crois que j’étais le seul enfant de Thionne à avoir ses deux grands-pères vivants. La liste des noms des jeunes hommes du village tués entre 1914 et 1918 gravée sur la pierre du monument aux morts est bien longue.

          Revenons à Marie, l’épouse de Jean. Elle n’était pas plus germanophile qu’un autre habitant du village, mais elle soignait la clientèle, puisqu’elle tenait un des cafés, où, on peut être sûr que les soldats d’occupation venaient bien boire quelques canons de rouge ou le Pernod à défaut de la bière de leur pays. Qui étaient ces irrésistibles teutons qui avaient envahi presque toute l’Europe : à Thionne des gamins imberbes, des mal fichus inaptes au combat, ou des anciens que l’on avait envoyé là pour garder quoi, pour garder qui ?