Pendant toute mon enfance, j’ai vécu dans un monde d’odeurs très variées, fortes et entêtantes, légères, fugaces, agréables ou repoussantes.
La vie à la campagne, autrefois était le théâtre d’une vie intense, sans cesse renouvelée au fil des saisons. Les senteurs qui m’ont le plus marqué dans ma tendre jeunesse viennent du fournil et de la ferme puisque toute mon enfance s’est déroulée entre les deux..
Le pain brûlant, doré, craquant sortant du four est sans aucun doute possible mon odeur préférée. Aujourd’hui encore chaque jour lorsque je vais à la boulangerie chercher mon pain, j’approche la flûte ou la miche de mon nez pour en humer tous les parfums. Et c’est le fournil de Thionne qui réapparaît comme par magie. Le grand-père Jean sortait les miches de dix livres ou les couronnes de quatre à mains nues, sans se brûler. Pour en constater le bon degré de cuisson, il retournait la miche et tapotait avec ses doigts repliés la croûte du dessous pour en entendre le son mat ainsi qu’en apprécier l’épaisseur.
D’autres odeurs habitaient le fournil. Le fournil lui-même existait par toutes ces senteurs beaucoup plus que par cette pièce tout à fait particulière et les différents outils qui y étaient. Le parfum légèrement aigre et la senteur de champignons du levain élaboré la veille s’épanouissait dans un coin du pétrin ou bien reposait dans une corbeille en osier recouverte d’une toile. On ne retrouve plus aujourd’hui que chez de très rares boulangers de campagne l’odeur de ce pain aigrelet et qui se conserve moelleux si longtemps sous sa croûte épaisse. La levure de boulanger possède aussi son parfum si particulier : mon grand-père m’envoyait à la cave où elle était conservée en chercher un pain d’un kilo emballé dans un papier sulfurisé. Je l’ouvrais et en respirais les odeurs complexes avant que grand-père n’en prenne une partie pour la confection du levain.
Je ne peux pas oublier non plus les parfums acres du bois séché dans le four. Pour chauffer un four de boulanger comme autrefois, le foyer doit être alimenté par de la charbonnette menue et bien sèche pour que la flambée soit à la fois brève et puissante. La longue flamme produite est dirigée par un gueulard de fonte que l’on oriente vers toutes les parties du four en pierre réfractaire. La sole et la voûte doivent être également chauffées car ce sont elles qui cuisent le pain et non l’air chaud comme dans les fours modernes. La cuisson est plus longue, mais la croûte de chaque pain est plus épaisse et plus croustillante. Pour obtenir ce bois bien sec, chaque après-midi, avec le grand-père Jean, avec notre père Henri ou avec mon frère Michel, il fallait fendre le bois et le mettre dans le four encore chaud des fournées du matin pour qu’il sèche. Il était ensuite ressorti pour être prêt pour les fournées de la nuit suivante. A la sortie du four, le bois séché exhalait toutes ces odeurs particulières de chêne, de charme, de bouleau, d’aulne ou de frêne, odeurs différentes et mêlées.
Au-dessus de la voûte de pierres réfractaires du four du boulanger, des tonnes de sable de rivière conservaient d’un jour à l’autre la chaleur. Une petite pièce basse de plafond au carrelage de terre cuite où la chaleur était évidemment suffocante servait au séchage des fruits sur des claies de bois. Mémé Marie y séchait des poires, des pommes ou le plus souvent des prunes d’ente pour en faire des pruneaux séchés à la manière d’Agen. La dessiccation est une excellente méthode de conservation un peu désuète à notre époque de pasteurisation ou de congélation. Quel parfum ces prunes au séchage ! Tous les deux jours on nous demandait de monter dans cette pièce pour retourner les prunes sur les claies de bois et ainsi faciliter un séchage bien régulier. Maman qui dirigeait l’opération nous demandait de parler ou même de chanter pour ainsi s’assurer que nous ne mangions pas trop de prunes.
Une autre famille d’odeurs : celles des animaux avec lesquels nous vivions. A l’étable, les vaches dégagent des senteurs violentes encore accentuée lorsqu’on vient de les rentrer après la pluie. Il y a toute la palette des nourritures qu’on leur distribue tout au long de l’année : le foin des prairies naturelles piqué de fleurs sauvages, le trèfle ou la luzerne. Mais aussi les betteraves hachées enrichies de farines, de son ou de tourteaux encore sucrés. Et puis il y a les odeurs de bouse fraîche et fumante sur la paille, du purin qui s’écoule tout lentement dans la rigole. Les veaux attachés dans leur coin sombre portent longtemps les parfums de lait qui après chaque tétée leur reste encore au coin des babines.
Dans la laiterie, tout au fond de la cour près de la buanderie, on avait installé l’écrémeuse. Aussitôt après la traite, le lait des vaches encore fumant était passé dans un tamis très fin pour en éliminer toute trace d’impureté puis immédiatement écrémé. Chacun notre tour, avec Michel, nous devions tourner la manivelle de l’écrémeuse Alfa-Laval, bien régulièrement et au bon rythme, afin que la sonnerie ne se fasse pas entendre et n’alerte pas notre mère, l’oreille aux aguets. A la laiterie, on retrouvait les parfums suaves du lait sortant du pis, mais aussi les odeurs moins agréables pour moi du lait aigri de la veille avec la présure pour le caillé. On pouvait également y respirer toute la gamme des fromages blancs dans les faisselles à l’égouttage, et tous ceux des jours précédents de plus en plus secs.
Derrière l’étable, à côté de la laiterie, on avait construit la porcherie. Si on entretient bien la soue, le cochon est un animal propre. Avec un sol légèrement en pente, le cochon préfère dormir dans la partie la plus élevée, sur un sol sec. Le lisier qui s’écoule dans une rigole dégage une très forte odeur très tenace, surtout en été. Il nous arrivait d’aller jouer avec les cochons pendant que notre grand père Jean nettoyait leur soue. Grand-mère nous grondait en reconnaissant aussitôt l’odeur forte des animaux, leur odeur corporelle personnelle en quelque sorte. La mort du cochon, chaque année en hiver, était l’occasion de respirer toute une autre gamme d’odeurs nouvelles, différentes et fascinantes que bien peu de nos contemporains connaissent aujourd’hui. Aussitôt sorti de la porcherie, amené, puis attaché par une patte sur l’aire d’abattage recouvert de paille fraîche, le porc choisi était renversé sur le côté par deux hommes costauds et maintenu solidement sur le flanc. Le saigneur s’approchait avec son long couteau accompagné de celui qui allait tenir la bassine pour recueillir le sang. Silence des hommes et hurlements ininterrompus du cochon. Le couteau trouvait l’artère et le sang coulait à flots rythmés par les derniers battements du coeur dans la bassine où il fallait le battre avec la main pour qu’il ne coagule pas. Tout enfant, nous assistions à cette opération majeure de la mort du cochon que nous avions vu grandir auprès de nous. L’odeur du sang chaud qui s’écoule est fade, et on nous proposait d’y tremper le doigt pour goûter.
« Daniel, apporte moi ton couteau ! » demandait l’oncle Eugène qui a été souvent le sacrificateur au grand couteau. Enfants de la campagne, chaque garçon possédait son couteau dans sa poche de pantalon. Toujours à genoux près de la bête agonisante, Eugène glissait prestement le petit couteau à manche de nacre dans … le cul du cochon. « Tu le récupéreras en nous aidant à nettoyer et à laver les boyaux. » Les adultes nous incluaient dans les travaux par des pratiques ludiques que nous ne pouvons pas considérer aujourd’hui comme du meilleur goût : les temps changent. Sur son lit de paille, il était bien mort : recouvert avec le reste de la botte de paille à laquelle on mettait le feu, on faisait brûler toutes les soies, d’un côté, puis de l’autre. Odeurs de cochon grillé. Qui n’a jamais entendu l’expression ? Nous la respirions au sens propre. Tout noir de suie, le cochon était ensuite mis sur le bayard, une sorte d’échelle large avec quatre poignées pour le transport. On apportait de l’eau bouillante pour « écharrer » la peau. Aspergé, frotté, raclé avec de larges couteaux, la peau du cochon devenait rose et appétissante. Le bayard portant toujours la bête était redressé à force d’hommes contre le mur. Commençait alors le vidage de la tripe et des viscères. Une grande leçon d’anatomie commençait pour nous avec toute une gamme nouvelle d’odeurs : fadasse de la chair que l’on tranche sous le couteau bien aiguisé, du sang qui encore s’écoule, de la tripe et de la merde qui est restée dans les boyaux. Le cœur et les deux poumons encore attachés à la trachée que nous appelions la corée : en soufflant dans la trachée, les deux poumons étaient gonflés puis suspendus à l’aide d’une ficelle en attendant d’être cuisinée. Puis l’estomac, les intestins, le petit et le gros, le foie avec sa vésicule de bile verte, les rognons et la vessie. « Regarde bien, petit, le cochon est notre plus proche parent. Nous sommes exactement comme lui, avec les mêmes organes, à peu près de la même taille. » Et moi je pensais à mon couteau. Les pièces de l’anatomie interne étaient retirées une à une dans des bassines, des corbeilles ou sur des torchons, et finalement toute la tripaille tombait dans un cuveau afin d’être nettoyée à grande eau. On tirerait de là toutes les enveloppes de boyaux naturels pour le boudin, les saucissons, les andouilles et les andouillettes. Et ça puait la merde ! Et mon couteau était dedans. Et il fallait bien y mettre les mains. Mais comme on dit : il n’y a que le premier pas qui coûte ! Toute la journée, les opérations de la fête du cochon se poursuivaient. Assaisonnement du sang avec les oignons, le persil haché, la crème et les aromates. Puis notre mère remplissait les boyaux bien propres, lavés et relavés, passés à l’eau vinaigrée. Ah ! l’odeur de la cuisson du boudin, sa sortie de l’eau bouillante pour le disposer en rond bien lové sur une planche pour le laisser refroidir.
Après lui avoir coupé la tête, le cochon était fendu en deux moitiés bien symétriques qui, posées sur la grande table de bois étaient découpées en morceaux ayant chacun leur destination : d’un côté les rôtis, les grillades, les côtelettes, les épaules, les jambons ; de l’autre le lard gras, les pieds, la gorge, la cervelle, les oreilles et la queue. Dans le cochon tout est bon, rien ne se perd ! Il y avait ce qui était destiné à la consommation en viande fraîche, ce qui serait salé, ou mis en confit dans la graisse. Sans oublier les pâtés de foie, la tête roulée, les saucisses et saucissons, l’andouille et l’andouillette. Quelle odeur lorsque l’on faisait bouillir dans un grand chaudron les morceaux de graisse coupés en petits cubes pour couler ensuite le saindoux dans des pots en terre cuite. Un résidu délicieux : les grattons qui, bien salés se mangent comme ça, avec un petit morceau de pain frais ou bien constituent la base de la pompe aux grattons. Le jour de mort du cochon, nous étions assaillis par des dizaines d’odeurs différentes. Les terrines de pâté de foie sortant du four, le boudin grillant dans une poêle, les grattons rissolant, la corée en fricassée avec des oignons, et le soir une soupe de légumes avec les os de la tête, la mâchoire, la queue.
– « Viens m’aider au saloir ! » me demandait papa. Je ne me faisais pas prier. Le saloir en grès bien ventru était installé dans un endroit frais et sombre dans la cave. Je faisais passer à papa les morceaux à saler qu’il me demandait : les bardes de lard, les côtes, les épaules et enfin les deux jambons. Au fur et à mesure je lui donnais du gros sel qui était réparti sur la viande fraîche, bien disposée pour ne pas laisser de vide d’air entre les morceaux. Tous les deux ou trois jours, papa venait voir si tout se passait bien, si la saumure était bien montée, et il calculait le nombre de jours pour d’abord sortir les épaules moins épaisses et enfin les jambons : estimées assez salées ces pièces importantes étaient mises à sécher suspendues dans un endroit aéré comme un hangar ou une remise.
Tout le monde dans le voisinage savait que ce jour-là, on tuait le cochon chez Chérasse. Il l’avait vu, entendu et senti. Les voisins, les amis savaient aussi qu’ils auraient un morceau de boudin, des grillades, des côtelettes ou un rôti. Comme autrefois, dans les villages, le cochon était tué de manière décalée, de semaine en semaine pendant la saison d’hiver, et chaque famille avait de la viande fraîche, partagée. Le curé et l’instituteur, les voisins immédiats, les « personnalités » du village avaient aussi leur part.
Dans la cour du fond, à côté de la porcherie, un quartier plus calme et silencieux : les clapiers aux lapins. Avec mes frères et sœurs, nous aimions, donner à manger aux doux lapins. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Nous aimions surtout les nichées nombreuses de tous petits lapereaux d’abord blottis dans le nid de foin et de poils que leur mère s’était arraché pour le construire. On essayait de compter combien il y en avait dans le grouillement. C’était encore plus intéressant quelques semaines plus tard quand ils couraient partout dans le clapier ou tétaient leur mère allongée sur le flanc. « Maman, la grise, elle en a huit, six comme elle et deux tachés de blanc ! » C’est gentil un lapin, et aussi très bête, parfois cruel quand une mère dévorait toute sa portée. Fragile aussi à des maladies ou des épidémies comme la myxomatose apparue après la guerre et qui décima les colonies de garennes mais aussi tous les clapiers des alentours. C’est bon aussi un lapin, rôti au four à la crème ou en gibelotte. Pour le manger, il fallait le tuer. C’était ma grand-mère Marie qui était chargée de la besogne. Et on voyait bien à son tour de main que ce n’était pas le premier qu’elle estourbissait d’un coup de battoir à lessive derrière les oreilles. Elle le suspendait à un crochet par les pattes de derrière puis lui arrachait un œil pour le saigner. Une fois mort, encore tout chaud et fumant, elle le débarrassait de sa fourrure et le vidait. Je me revois à côté d’elle assistant à toutes ces opérations, avec un peu d’appréhension toutefois car il s’agissait de la mort d’un être vivant, mais c’était un acte naturel en fait dans notre vie à la campagne. Pour manger un lapin que l’on a élevé et nourri plusieurs mois, il faut le tuer et le vider. Tout rose maintenant et suspendu par les deux pattes arrière, grand-mère lui incisait le ventre rebondi avec son couteau bien aiguisé et lui vidait prestement l’abdomen en gardant le foie, morceau de choix dont elle retirait de la pointe du couteau la petite vésicule biliaire si amère si on l’oubliait. Je me souviens bien du long chapelet de l’intestin avec toutes ses petites crottes bien espacées. Avec la préparation du lapin ou du cochon, l’anatomie animale qui ressemble tellement à la nôtre n’avait guère de secrets et lorsque le maître d’école nous parlait du cœur, des poumons, des reins ou de l’intestin nous savions à quoi chacun de ces organes ressemblaient à l’intérieur de notre corps.
A côté des clapiers, on passait près du fumier bien rangé entre ses murs. A la campagne rien ne se perd, surtout les engrais naturels. Nos latrines se déversaient directement dans le fumier des animaux Les odeurs de ce périmètre étaient fortes, surtout en été pendant les grosses chaleurs. Ou encore à l’automne lorsque la fosse à fumier était vidée pour être transportée dans un tombereau jusque dans les champs à labourer. Je revois ces matins frisquets de novembre, lorsque j’assiste ou j’aide au chargement du fumier qui dégage vapeurs et odeurs sous le pâle soleil. Le cheval s’arc-boute, tire le lourd chargement et embaume toute cette partie du village jusqu’à nos champs des Loges ou de l’Etang Landois.
A la basse cour, il y a peu d’odeurs, sauf si l’on trouve et casse un œuf pourri. Alors dans ce cas c’est une odeur si insupportable et marquante que j’ai retrouvée beaucoup plus tard en cours de chimie et qui s’appelle si ma mémoire est bonne SH2, hydrogène sulfuré. Nous en préparions à l’école normale sous la hotte de chimie. Puis nous appelions notre professeur Madame Capitaine : « Venez voir, nous ne savons pas ce que nous avons obtenu ? » Puis quand elle s’était suffisamment approchée, nous ouvrions la hotte et toute la salle de cours de chimie était empestée, comme par une boule puante ou des œufs pourris.
C’était maman qui était chargée de saigner les poulets. On allait avec elle pour l’aider à attraper celui qu’elle nous désignait, puis on le tenait par les pattes et par les ailes pour l’empêcher de se débattre. Le sang coulait dans le bol. Un dernier soubresaut et le poulet était mort. On le plongeait dans un seau d’eau bouillante pour le plumer plus facilement. La plume mouillée à une forte odeur, encore accentuée au moment du « buclage » à la flamme pour enlever les derniers duvets restant.
Le printemps à la basse cour est l’époque des naissances des poussins, des canetons des pintades ou des oyons. Dans la cabane réservée à la couvaison, les poules étaient installées sur leurs œufs dans des corbeilles en paille tressée. Maman nous appelait et nous allions voir le tout début de la vie des poussins sortant de leur coquille. Elle nous donnait l’œuf à écouter : on distinguait très clairement l’oiseau s’agitant dans son œuf juste avant sa sortie. De son bec il cassait la fine coquille et nous l’aidions avec nos doigts maladroits à élargir l’orifice. Le trou assez grand, il pouvait sortir, encore tout humide, vivant et trottant déjà. La naissance, le mystère de la vie, devant nos yeux ébahis. Quelques heures plus tard, la petite boule de duvet jaune courait partout, piaillant à qui mieux mieux, avec ses frères de couvée.
« La moustache ne te pousse pas encore ! » disait le Glaude, notre grand-père maternel des Communes à Vaumas. « Je m’en va te donner un bon conseil pour la faire pousser, et rapidement. Il faut repérer une poule noire dans la basse-cour, ramasser sa crotte, et bien te frictionner sous le nez avec. C’est radical pour faire pousser une belle moustache brune !» Jamais personnellement je ne l’ai fait. Mais autrefois, à la campagne, on blaguait beaucoup avec les enfants ou les adolescents. N’était-ce pas aussi tout simplement pour tester leur bon sens ?
Plus loin encore, derrière les poulaillers, une ancienne maison d’habitation tenait lieu de bergerie. L’odeur de suint des moutons s’imprègne dans les vêtements et dans les cheveux. Je reconnais encore aujourd’hui la présence de moutons à l’odeur qu’ils ont laissée dans un local et même à l’extérieur. Je reconnais aussi dans une réunion d’agriculteurs qui élève des vaches, des moutons, des chèvres, des porcs ou des chevaux. Heureusement à Thionne, nous n’avions ni chèvre, ni bouc. C’est sans doute aussi pourquoi c’est cette odeur animale que je supporte le moins.