Le grand envol

Le grand envol.

 

Comme avant moi mon grand-père Jean, mon père et ma mère, je venais d’obtenir le Certificat d’études primaires.

Nous étions fin juin 1953, j’avais 14 ans, enfin pas encore tout à fait. Et une partie de ma vie s’est jouée à ce moment-là.

 

Devant moi se présentait un carrefour aux multiples routes, chemins et sentiers dont je ne voyais pas clairement où ils pourraient bien me conduire. A 14 ans, il fallait choisir sa future profession, c’est à dire entrer en apprentissage chez un patron. Comme l’avaient fait mon père, ma mère et tous mes ancêtres souvent bien plus jeunes. N’étant que peu sorti de mon village, je ne connaissais que les métiers des personnes que je côtoyais : paysan, artisan ou commerçant, instituteur ou curé, docteur en médecine aperçu une fois de temps en temps. De toutes les autres professions, je n’avais aucune idée, jusqu’à leur existence. Dans ces conditions, y avait-il vraiment choix ?

Que faire donc ?

Boulanger comme mes ancêtres Chérasse ! Mais le grand-père Jean l’avait dit à plusieurs reprises après des essais infructueux au fournil : « Daniel, la pâte lui colle aux doigts ! » La voie de la boulange m’était à tout jamais fermée.

Pourtant papa m’avait trouvé une place d’apprenti à Moulins « Aux délices du palais » dans une pâtisserie prestigieuse à deux pas de la place d’Allier, dans la préfecture du département. C’est plus raffiné la pâtisserie : croissants, éclairs au chocolat, profiteroles, Paris-Brest, religieuses au café, bonbons et chocolats… Je me voyais bien tout en blanc, la petite toque des pâtissiers sur l’oreille, épouser la fille du patron, une belle pâtissière appétissante, rose et ronde derrière la caisse : « 5 F 50, merci madame et très bon dimanche. » Une nichée de petits pâtissiers pétant de santé accourant déguster les petites brioches dorées confectionnées juste pour eux. Quelle vie !

Ou bien peintre en lettres chez un artisan de Jaligny. Dans les années 50, les enseignes de magasin, la publicité, les décors intérieurs des commerces, tout était peint à la main par des artisans artistes. Je faisais souvent des dessins ou de la peinture à l’école ou à la maison, et j’aimais bien. Pourquoi pas ? En belles lettres de couleur : « Café Bouillot, noces et banquets » ou bien « Rémondin, marbrerie, caveaux, gravure sur marbre » ou encore les panneaux du chapiteau itinérant de Bouboule, la salle de bal démontable des fêtes de village : bouquets de fleurs ou scènes de genre. Malgré mon intérêt pour le dessin et la peinture, bien qu’ayant vu la belle enseigne peinte pour le magasin familial : « Boulangerie Epicerie Chérasse », je ne me voyais pas faire ce métier toute ma vie.

 

Le destin, la providence, ou tout simplement le hasard, un hasard heureux, je ne sais comment nommer ce qui allait chambouler complètement ma vie, en a décidé autrement.

 

Comment, petit bourbonnais de 14 ans, fils du boulanger de Thionne, département de l’Allier, village perdu dans le bocage à l’abri de tous les progrès, de l’urbanisation et de l’industrialisation des deux siècles précédents, je me suis retrouvé à Paris, capitale de la France et donc de l’Univers ?

C’est une bien longue histoire qu’il me faut vous raconter.

La dernière guerre, celle de 40 en est la cause principale et indirecte.

 

La vie devenant de plus en plus difficile à Paris pendant l’occupation allemande, les familles qui n’avaient pas les moyens de s’enfuir ou des parents à la campagne pour les nourrir furent convaincues d’envoyer leurs enfants pour quelques mois au bon air et surtout devant de bonnes tables aux assiettes mieux garnies qu’à la capitale.

Le département de l’Allier avait depuis longtemps une tradition d’accueil d’enfants parisiens aussi bien pour les vacances d’été que pour les placements dans des familles à la ferme, d’enfants que l’on appelait chez nous les « assistés » parce que placé par l’Assistance publique. Il y avait depuis longtemps déjà des relations privilégiées entre la mairie du XVIIIème arrondissement de Paris et le département de l’Allier.  Or donc, en pleine guerre, des enfants arrivèrent à Thionne via la gare de Moulins, et furent accueillis par des familles volontaires, surtout dans les fermes, mais aussi chez les particuliers qui le pouvaient. Ces enfants allaient à l’école et un instituteur parisien vint aussi avec eux pour les encadrer, prendre en charge les relations avec les familles d’accueil, avec le maire et l’instituteur de Thionne. 

Cet instituteur parisien, Monsieur MALVOISIN, arriva à Thionne accompagné de son épouse Marthe et de leur fils Guy  âgé d’environ 10 ans. Mes grands-parents qui possédaient un appartement libre tout au bout de notre grande maison leur louèrent ce logement tout près du bourg et de l’école. Après un rapide nettoyage et la recherche de quelques meubles, le petit appartement fut prêt pour accueillir la famille Malvoisin qui devenait ainsi nos voisins les plus proches. La famille Chérasse, de la boulangerie épicerie du même nom fournissaient le logement mais aussi dans cette période de restriction, contingentement et tickets de rationnement, de la nourriture provenant du jardin, des champs, de la basse-cour et bien sûr de l’épicerie et de la boulangerie. Des liens amicaux se sont donc tissés entre les deux familles, si bien que la guerre terminée, Monsieur et Madame Malvoisin et leur fils sont revenus régulièrement à Thionne pour les vacances. Et avec plusieurs moyens de locomotion : en tandem dans un premier temps et en deux étapes tout à la force du jarret, puis en motorisant le célèbre tandem avec un petit moteur deux temps, en scooter ensuite, en voiture enfin quelques années plus tard, un Simca 1000 bleue si je me souviens bien.

 

En 1953, je terminais ma classe de 4ème au cours complémentaire de Lapalisse. Je devrais dire : je terminais péniblement, sans grand intérêt, cette troisième année passée loin de ma famille, de maman, de papa, de mes frères et sœurs, loin de ma maison, de mon village, de mes copains. Je revenais, à bicyclette, le plus souvent possible à Thionne distant de 23 km par la route vallonnée et sinueuse de la vallée de la Besbre. A 11 ans, ayant terminé une année de cours moyen avec les élèves du certificat d’études, j’avais réussi le concours d’entrée en sixième, avec mon inséparable copain Jean-Claude DESMOLLES, le fils de l’autre épicier du village. Deux élèves sur quatorze de notre âge étaient partis du village pour des études au-delà du certificat, deux seulement ! A cette occasion mes parents m’achetèrent une belle bicyclette bleue pour aller à l’école à Lapalisse. Je n’étais ni très doué, ni très hardi et il fallut apprendre à rouler en vélo pendant les grandes vacances. Je me souviens de quelques chutes, en particulier une, brûlante pour mes jambes nues dans le fossé en face de la maison, au milieu des orties.

            Ce n’est pas que j’étais mal chez Monsieur et Madame MATILLON à Lapalisse. C’était un couple âgé et sans enfant qui nous prenait en pension pour se faire un peu d’argent et se donner une raison de vivre. En réalité, je crois que je ne m’y suis jamais habitué. Et donc, je ne travaillais pas beaucoup, pas suffisamment en tout cas pour que mes résultats scolaires soient corrects. Monsieur PARILLAUD, le sévère directeur du cours complémentaire avait donc conseillé à mes parents de me faire passer le certificat d’études primaires dans l’année de mes quatorze ans, comme tous les garçons et les filles de mon âge restés à l’école communale de Thionne. Il aura au moins le certificat et pourra postuler pour être cantonnier, gendarme ou facteur ! J’ai donc appris en quelques semaines le programme de la classe de fin d’études dans des matières comme l’histoire et la géographie (de la France), les sciences naturelles (le corps humain), l’agriculture, ainsi que les poésies et chants obligatoires. Je me souviens avoir chanté « le chant du départ ». En dictée, rédaction, grammaire et calcul, je devais m’en sortir honorablement sans travail supplémentaire.

J’ai donc obtenu le certificat d’études primaires qui fut mon premier diplôme, le premier d’une longue liste. Il est et restera le plus grand, en format, et le plus beau, par sa décoration. La taille des diplômes s’est réduite au fil des ans, leur décoration devenant de plus en plus épurée.

L’école n’étant obligatoire que jusqu’à quatorze ans, je pouvais comme la plupart des adolescents de mon âge rentrer en apprentissage.

Monsieur Malvoisin arriva à Thionne avec sa famille comme chaque année après le 14 juillet, date du début des congés d’été. L’instituteur parisien était devenu au cours des ans un ami de ma famille et il demanda donc à mes parents comment s’était déroulée l’année scolaire pour chacun des enfants. Et maman, car c’était maman qui s’occupait de l’école, maman parla de son aîné, de ses résultats scolaires médiocres, de l’obtention du certificat et son entrée prochaine en apprentissage. Et puis de tous les autres aussi, de Michel, mon frère cadet que l’école n’a jamais intéressé, allez savoir pourquoi, et qui aurait bien voulu être un « bounoume », c’est à dire paysan, élever des vaches comme l’oncle Jean-Marie, et qui, bien sûr sera boulanger comme son père et son grand-père, vu qu’il en faudra bien un pour reprendre le fonds de commerce et continuer à faire tourner le pétrin de la boulangerie Chérasse, allumer le four à bois chaque matin pour nourrir une population encore très majoritairement composée d’agriculteurs. Et puis mes sœurs, Rolande et Renée qui sans bruit travaillent bien à l’école, sans trop se faire remarquer. Et enfin le Kiki de la famille, Claude le plus jeune, mais aussi le plus filou, le préféré de maman car le petit dernier, alors celui là, je me demande bien ce qu’on en fera un jour ?

          « Ah ! bon, Daniel n’a pas bien travaillé ?

          Si, il a eu son certificat, mais…

          Il travaillait bien à Thionne, à l’école primaire, il a réussi son examen d’entrée en sixième, l’école l’intéresse, il est curieux.

          Si vous pouviez regarder ses cahiers et puis en parler avec lui. Il me semble que la pension à Lapalisse ne lui plaît pas bien ou ne lui convient pas. Je ne sais vraiment pas ce que nous devons faire.

          Je vais voir avec lui. Nous avons toutes les vacances pour en parler, et puis nous verrons quelles propositions vous pourrez lui faire. »

J’ai imaginé cette conversation entre maman, et peut-être papa, et Monsieur Malvoisin. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est réellement passé. Je ne sais pas si on m’a demandé mon avis ou bien si l’on m’a dit un jour de ces grandes vacances de l’été 53 : « Voilà, Monsieur et madame Malvoisin vont t’emmener avec eux à Paris pour que tu puisses continuer à aller à L’école. Il va te faire travailler, s’occuper de toi. Leur grand fils, Guy va se marier et tu auras sa chambre ». Je ne sais pas si j’ai dit oui ou non, si j’ai fait une objection. J’ai vraisemblablement accepté sans rien dire, un peu inquiet de mon nouveau départ, trois ans après mon entrée en sixième qui me séparait déjà de Thionne pour aller à Lapalisse.

Je me suis souvent posé la question par la suite : pourquoi mes parents ont-ils choisi pour moi, pourquoi ont-ils fait ce sacrifice à la fois financier et sentimental de me laisser partir ainsi à quatorze ans. Une décision qui de manière irrémédiable a changé toute ma vie !

            Dans l’esprit de mes parents, à 14 ans, on est déjà presque un adulte, à tout le moins, c’est l’âge où on le devient. Il faut quitter la maison, la famille, pour aller travailler. Grand-père Jean a commencé son apprentissage de boulanger à 11 ans. Au même âge, ma grand-mère Marie était placée dans différentes familles pour travailler. Travailler pour gagner nourriture et couvert. Maman était cuisinière à 13 ans chez les Beauchamps au château de Vaumas. Papa a appris le métier de boulanger avec son père à 13 ans également, après le certificat. Dans leur esprit, il n’est jamais trop tôt pour prendre de bonnes habitudes de travail. Avaient-ils tort ? A 17 ou 18 ans, l’apprentissage est fini, la qualification acquise, et pour les garçons, c’est le départ pour l’armée. Un temps pour se préparer à défendre son pays, mais aussi jeter sa gourme, voir d’autres contrées, faire avec les copains toutes les bêtises qu’on ne peut faire au village. Au retour du service militaire, une double installation a souvent lieu : dans le métier pour créer une entreprise, s’assurer une subsistance, et se marier, fonder une famille, se reproduire et perpétuer l’espèce.

            Et pour moi, contrairement à l’expérience et aux habitudes familiales, la décision est prise de me faire continuer des études. Jamais je ne saurai assez gré à mes parents d’avoir osé prendre cette décision. Jamais je ne remercierai assez Monsieur et Madame Malvoisin de m’avoir pris sous leur aile comme un de leur petit, de m’avoir mis sur l’orbite de ce qui sera toute ma vie, de m’avoir ouvert la porte sur des horizons insoupçonnés. Et un grand regret aussi : que papa et maman, morts tous les deux bien trop jeunes n’aient pas vu les résultats de leur décision Qui certainement ont dépassé tout ce qu’ils avaient rêvé pour moi. Ils pourraient être encore là aujourd’hui, maman 85 ans, papa 84. Ils pourraient nous voir tous les cinq, Michel, Rolande, Renée, Claude, ce que nous sommes devenus chacun dans notre vie, grâce à eux, à leur travail, à leur sacrifice, à leur attention permanente, à leur amour. 

 

A moi, Paris !

 

De mon premier voyage vers la capitale, fin septembre 1953, il ne me reste aucun souvenir. J’imagine donc ce qu’il a dû être. En voiture jusqu’à Moulins, papa au volant de la traction avant Citroën 11 chevaux familiale gris souris. En train à vapeur de Moulins à Paris-Austerlitz. C’était mon premier voyage en train, dans des wagons à compartiments, mes regards émerveillés sur les paysages si divers qui défilent à grande vitesse, les escarbilles de charbon dans les yeux lorsqu’on ouvre les fenêtres pour avoir un peu d’air plus frais ou simplement ressentir physiquement la griserie de la vitesse.

Je me souviens par contre de mon installation dans l’appartement de Maison-Alfort, dans le quartier Vert-de-maisons. Mr et Mme Malvoisin habitaient dans une grande cité de briques rouges, très moderne, à la sortie de la ville, presque dans les champs, encore entourée de maraîchers et d’usines en construction. L’appartement, le premier pour moi, était composé d’une salle de séjour, une minuscule cuisine, une microscopique salle de bains, une chambre, un bureau- bibliothèque qui me sera attribué comme chambre et lieu de travail.

J’avais terminé une mauvaise année scolaire de quatrième. Monsieur Malvoisin, professeur de français et histoire géographie au cours complémentaire de Charenton a donc décidé et obtenu du directeur du collège, un de ses amis, mon inscription en classe de troisième. Je me souviens des premiers contacts avec les autobus à plateforme de la RATP et de l’apprentissage des transports en commun pour que je sois indépendant. De terminus à terminus, il fallait prendre le 181 Vert-de-maisons jusqu’à Charenton-Ecoles. Trois sections, donc trois petits tickets que le contrôleur plaçait dans une petite machine métallique plaquée sur son ventre par un gros ceinturon de cuir. Il tournait la manivelle une fois grrr… avant de nous rendre les tickets dûment compostés. Grrr… j’ai encore ce petit bruit dans l’oreille.

En prenant régulièrement le bus à la même heure, nous voyions, jour après jour toujours le même contrôleur mais aussi les mêmes passagers. C’était le temps des bus vert et beige, au groin porcin, avec une plate-forme à l’air libre à l’arrière. La porte, l’unique porte à l’arrière du bus était une simple chaîne que le contrôleur retirait pour laisser descendre et monter les voyageurs, composter les billets. Il replaçait ensuite la chaîne puis tirait sur un cordon, gling   le chauffeur savait qu’il pouvait redémarrer. Gling… encore un son resté dans mon oreille. Grrr…Gling !

Notre jeu préféré d’adolescents consistait à faire semblant d’arriver légèrement en retard, juste au moment du démarrage du bus, de courir à sa poursuite pour bondir sur la plate-forme. Heureusement pour nous, le décollage était lent et poussif. Le fin du fin consistait à monter dans le bus à deux ou trois les uns après les autres, et de se placer le dernier ce qui augmentait considérablement les difficultés et donc le prestige. On pouvait aussi, afin de libérer les mains pour agripper les deux montants de lancer le cartable sur le plancher de l’autobus. Jusqu’au jour où le cartable est parti seul pour Charenton, le collégien ayant raté son embarquement en vol !

            Les premières semaines furent difficiles. Il y avait d’abord le changement de rythme de vie, la modification de la nourriture, la conduite à avoir avec mes hôtes qu’en fait, je connaissais fort peu et qui m’intimidaient. En vacances à Thionne, ils étaient chez moi, sur mon terrain, à la campagne. A Paris, ils étaient chez eux, à la ville. Timide par nature, je crois, qu’au début tout au moins, je restais fort sur la défensive, écoutant, observant, le plus souvent silencieux.

            J’apprenais, rapidement, un nouveau mode de vie, de nouveaux comportements. J’étais confronté à la vie dans une grande ville, aux us et coutumes d’une famille urbaine. Le rythme des jours, les repas, la toilette, la chaleur de l’appartement à chauffage central, le travail scolaire : tout était nouveau pour moi.

 

            Ma première grande surprise a été de constater qu’à Paris on ne parlait pas comme chez

moi, dans ma famille, dans ma région. Je l’ai découvert beaucoup plus tard, le plus grand des hasards m’a fait naître dans un lieu de la France tout à fait particulier pour ce qui est de la langue. J’ai vécu mon enfance, c’est à dire le temps de l’apprentissage oral de la langue dans le bocage bourbonnais encadré par quatre petites villes : Varennes, Jaligny, Vichy et Lapalisse, entre deux belles rivières, Loire et Allier. Cet endroit unique en France est le lieu de friction, de rencontre des trois anciennes langues romanes qui se sont transformées en vieux français au moyen-âge puis à la renaissance avant de donner notre français moderne. La langue d’oïl de la moitié nord de la France, la langue d’oc du sud et le franco-provençal de l’est se rencontrent là dans ce tout petit coin du centre de la France. Notre langue, ou notre patois comme on veut, a emprunté à ces trois langues dominantes son vocabulaire, sa syntaxe et ses accents. A quelques kilomètres de distance, je l’avais constaté, on n’appelait pas le même objet par le même nom. Ce que j’appelais la pleu, on la nommait l’aigasse ou l’aigue un peu plus au sud. La pluie, la pleu du franco-provençal pluja. Mais à la campagne pour ce qui est du temps qu’il fait, on est très précis, une petite pluie fine, ce que l’on nomme crachin en Bretagne se disait b’rgnasse ou b’rgnasserie. I b’rgnasse : il tombe une petite pluie fine, une sorte de crachin. Un orage n’était jamais appelé autrement qu’une aurisse.

Ce que nous nommions la trace pour désigner une haie vive se disait la bouchure quelques villages plus au nord ou la tière ou tchière dans la montagne bourbonnaise.

L’auge pour abreuver les vaches, la bachasse, vient du gaulois baccus en vieux français bachasse ou en provençal bachassa.

Embrasser se dit communément dans l’Allier biser ou bicher ou pouter : du vieux français biser, en occitan pouto du franco-provençal pout.

Marcher ou barboter dans la boue après une pluie ou lors de la pêche d’un étang, gassouiller ou patouiller ou aigasser : en vieux français patoïer, gassouil.

La hache était appelée la cognie ou cougnie, mais aussi la cougne, la cogne (coigne en vieux français), ou l’ache, l’achon quand il est petit.

Le liron désignait le rat car son nom vient directement du latin lirem.

L’osier dont on se servait beaucoup dans nos campagnes pour confectionner les paniers, corbeilles, panetons se nommait la vise, le visier ou visiau, vorgine ou vergier, mais aussi salis, du latin salix.

A va ben y aller : il va bien y aller.

C’est-y sa ch’tite gate ? Est ce que c’est bien sa petite fille ?

Je ne parle pas de l’accent qui je pense devais ressembler à celui des français d’avant la révolution ou à celui que je comprends encore fort bien de nos cousins québécois. Chez nous on roulait les R, et puis on prononce les mots d’une certaine manière, même lorsqu’ils sont bien français : une armouère pour une armoire, ch’tit pour petit, assoumer pour assommer.

On disait aussi jimb’rter pour danser, b’rdin pour simple d’esprit.

Mon village de Thionne se prononce TIOUNE ou même QUIOUNE.

Si bien que lorsque Nicole, ma future épouse, née dans le Nord et ayant vécu en région parisienne, est venue pour la première fois dans ma famille, elle m’a confié n’avoir rien compris aux discussions entre mes grands-parents, parents, frères et sœurs autour de la table familiale en 1961 !

 

            Me voilà donc parachuté dans la banlieue parisienne, inscrit au cours complémentaire de Charenton, avec mon parler, mon accent bourbonnais parmi des jeunes gens de mon âge, qui, comme je le pense me regardent comme un être d’un autre temps ou d’une autre planète. Un iroquois à Paris ! Je roule les r, j’emploie des mots que je crois être du bon français. Je dois faire sourire ou même franchement rire. Se moque-t-on de moi ? Je ne me souviens pas. J’en profite pour faire une consommation immodérée du Grand Larousse du XXème siècle en six volumes que je consulte plus que de raison. Il faut dire aussi que ces gros livres à reliure verte sont magnifiquement illustrés. De là vient sans aucun doute ma passion pour les dictionnaires et leur consultation régulière encore aujourd’hui, même si je n’ai jamais vraiment bien manié la langue française.

 

            Je découvre progressivement Paris grâce aux promenades dominicales à but culturel que me proposent Monsieur et Madame Malvoisin. Les différents quartiers de la capitale et leurs monuments me deviennent dimanche après dimanche plus familiers : les quais de Seine, Notre Dame, le place des Vosges, le Marais, la Tour Eiffel, le Louvre, l’Arc de Triomphe, les Champs Elysées. Je suis ébahi car mes grandes villes de référence sont Moulins et Vichy ! C’est dire…

 

            Et puis, il y a le métro ! Ce moyen de transport à l’époque uniquement parisien fut une découverte totale pour moi. Comme une taupe, je m’enfonçais sous la terre à un endroit pour en ressortir où je l’avais décidé. Il suffisait de regarder un plan de cette immense taupinière, avec ses lignes bleues, rouges, vertes, égrenant toutes ces stations aux noms chargés d’histoire : Chatelet-les-halles, Bastille Etoile, Chambre des députés, Palais Royal, Louvre, Tuileries ou Invalides.

 

            La première année de mon séjour parisien, j’étais élève de troisième au cours complémentaire de Charenton. Je prenais l’autobus 181 au pied de mon immeuble à Vert-de-Maisons, jusqu’au terminus de la ligne Charenton-Ecoles. J’ai gardé peu de souvenirs de ces deux années passées dans ce cours complémentaire. La première année de troisième, j’ai obtenu mon Brevet d’Etudes du Premier Cycle, le BEPC . J’ai passé les épreuves dans un autre établissement, à Paris, près de l’Hôtel de ville, rue du Grenier-sur-l’eau. La seconde année a été très curieuse pour moi, car désirant devenir instituteur, j’ai préparé le concours d’entrée à l’école normale de Paris. Nous étions quelques élèves dans cette classe de troisième spéciale pour ne préparer que ce concours et nous ne travaillions que les matières du concours, essentiellement en français et en maths.

Je n’ai pas été admis à cette première tentative car le niveau du concours, bien qu’annoncé niveau troisième était en réalité niveau de la classe supérieure en raison de l’afflux des candidats.

L’année suivante, Monsieur Malvoisin m’inscrivit au collège Arago, car c’est ainsi que l’on nommait le lycée dans une classe de seconde avec une section spéciale de préparation au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs. Collège de garçons, uniquement, aucune fille à l’horizon, sauf à l’extérieur ! Cette classe d’une quarantaine d’élèves regroupait toutes les couches de la société : des garçons de banlieue, des fils de la bonne bourgeoisie du quartier (place de la Nation), et même des aristocrates et des étrangers fortunés. J’ai appris à me frotter à des gens très différents ; frotter est sans doute un bien grand mot, car il y avait bien sûr des groupes, des clans assez imperméables, des coteries, des regroupements informels par origine. Je fréquentais le groupe qui préparait le concours d’entrée à l’école normale, composé d’enfants de familles modestes qui espéraient comme moi voir les frais de ses études pris en charge par le département de son choix, contre un engagement de dix ans.

            Nouveauté pour cette deuxième année parisienne : le métro. De l’appartement des Malvoisin au collège, il fallait emprunter l’autobus ET le métro. Le bus 181 jusqu’à Charebton-Ecoles puis le métro ligne 8, passer les stations Liberté, Porte de Charenton, Porte Dorée, à Daumesnil, correspondance avec la ligne 6 Nation-Etoile, Bel-air, Picpus et Nation. 30 minutes d’autobus, 15 minutes de métro, matin et soir, sans compter la correspondance, les couloirs, escaliers et quais où l’on attendait quelquefois le passage de plusieurs rames pour retrouver les copains.

            Le métro, ce moyen de transport à l’époque uniquement parisien fut une véritable découverte pour moi. Comme une taupe, nous nous enfoncions sous terre à un endroit et nous ressortions où nous voulions aller. Il suffisait de regarder un plan de cette immense taupinière avec ses lignes bleues, rouges, vertes avec toutes ces stations aux noms chargés d’histoire : Bastille, Châtelet- Les Halles, Etoile, Chambre des députés, Palais royal, Louvre, Tuileries ou Invalides… J’y retrouvais toute l’histoire de France, celle que notre instituteur nous racontait à Thionne : Alésia, Convention, Solférino, Austerlitz et Iéna, Parmentier, Stalingrad, Voltaire, Sully, Jaurès et Cambronne, Philippe Auguste côtoyait Alexandre Dumas, Volontaires et Invalides…

            Chaque fois que je retourne à Paris, je retrouve l’odeur de mes 15 ans. Ce parfum si typique du métro parisien n’a pas ou si peu changé en 50 ans : un mélange subtil d’humains pas trop réveillés ni lavés, d’eau de toilette et de déodorant, de produits antiseptiques utilisés dans le nettoyage des rames et des quais, de graisse sur les rails, d’électricité et de poussière. Pour moi, aujourd’hui encore, Paris est tout entier dans cette odeur, j’allais dire ce PARFUM !

            Chaque fois que je retourne à Paris, j’aime prendre le métro. Il n’a pas beaucoup changé depuis 1955. Je ferme les yeux et je vois toujours les mêmes personnes : le lecteur de quotidien, la jeune fille lisant son roman à l’eau de rose, les amoureux, les gamins qui chahutent, les collégiens qui parlent à haute voix, les provinciaux avec leur valise entre deux gares, les étrangers en visite à Paris. Je ne peux m’empêcher de deviner comme il y a plus de 50 ans qui est assis en face de moi ou au fond du wagon : qui est-il ? d’où vient-il ? que fait-il ? C’est je crois ce que l’on appelle « le jeu du wagon de chemin de fer ».

            Collégiens, nous avions plusieurs jeux dans le métro. Le plus simple : sauter en marche sur le quai à l’arrivée dans une station. Ouvrir la porte le plus vite possible, aussitôt que le système pneumatique le permettait. Bien calculer la vitesse de la rame et sauter les deux pieds bien à plat. La différence de vitesse de la rame et l’immobilité du quai procurait une sensation grisante, chaque jour renouvelée. Bien sûr, il ne fallait pas qu’il y ait foule sur le quai ; donc jeu à réserver à certaines heures de la journée ou à certaines stations.

            Autre figure très prisés : à l’arrivée dans une station, lorsqu’on était 4 ou 5 collégiens dans un wagon, se placer près de la porte opposée à la descente et attendre le dernier moment, bousculer tout le monde pour descendre, faire comme si on avait oublié de s’apercevoir qu’on était arrivé à destination. Quel bazar de cris, de récriminations, d’insultes quelquefois des autres voyageurs !

            Un autre jeu très couru par les collégiens d’Arago : à la station Nation direction Château de Vincennes, il y avait un escalier très long et très étroit pour descendre jusqu’au quai, à l’endroit où dans sa guérite se tenait le poinçonneur  qui perçait nos tickets avec sa drôle de pince. (C’était l’époque où il y avait encore des poinçonneurs dans le métro parisien !) Nous nous rangions en file indienne dans cet étroit escalier à 10 ou 15 et, au signal, nous passions en courant devant le pauvre poinçonneur qui ne pouvait ni nous arrêter ni poinçonner nos tickets. Quelle rigolade ! Et qui ne faisait de mal à personne.

            La station de métro Charenton-Ecoles, c’est aussi une petite blonde de mon âge, une frange et des cheveux blonds et raides au carré, des yeux bleus et un teint de pêche. Elle attendait là, dehors, devant la grille verte du métro. Je l’ai croisée chaque matin pendant toute une année. Nous nous regardions en silence. Je n’ai jamais osé lui parler, jamais. Mais le souvenir reste ineffaçable.

 

            Une autre grande découverte de cette époque fut la musique dite classique. A la maison dans la famille Chérasse, il y avait un poste de radio. Il trônait dans la cuisine familiale tout en haut d’une étagère. Seul papa avait le droit de l’allumer et de l’éteindre. Nous, les 5 enfants, nous étions très sages et très obéissants. On écoutait les informations, les reportages sportifs, des chansons, des jeux radiophoniques de l’époque, des feuilletons comme « Sur le banc ».

            A Maisons-Alfort, M. Malvoisin avait un magnifique poste de radio Philips qu’il m’a donné en souvenir il y a quelques années. On écoutait le Poste parisien et Paris Inter, mais aussi les radios suisses romandes ou des radios allemandes qui, chaque soir, proposaient des concerts de musique classique, des opéras ou des opérettes ou des pièces radiophoniques.

            Ce gros poste de radio était aussi sur le dessus équipé d’un tourne disques qui nous permettait d’écouter des disques 78 tours. C’est à cette époque que j’ai découvert les pièces pour piano de Chopin, le concerto pour violon et orchestre de Beethoven, Yehudi Menuhin au violon avec l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Wilhem Furtwangler. J’écoute encore aujourd’hui (mais sur disque compact) cet enregistrement qui date de 1954 : c’est toujours la même émotion, sans doute décuplée par le lointain souvenir de ce temps de ma jeunesse. J’y retrouve la rigueur de l’orchestre berlinois et de son chef, et la virtuosité, la joie communicative du jeune violoniste en pleine possession de ses moyens.

            J’ai découvert aussi Mozart, Dvorak, Liszt et beaucoup d’autres, car j’arrivais dans une famille de mélomane. Un mode inconnu s’ouvrait à moi.

            Quant, le dimanche nous allions manger dans la famille de la sœur de M. Malvoisin, à Paris, nous écoutions après le repas la jeune fille de la maison jouer quelques pièces pour piano, Chopin, Beethoven ou Schubert. Elle s’appelait Pâquerette et avait 16 ou 17 ans. Vous m’imaginez dans cet appartement bourgeois écoutant de la musique classique un dimanche après-midi…

            Pendant que M. Malvoisin père m’entrouvrait la porte de la musique classique, Guy Malvoisin, le fils m’initiait au jazz et à la chanson contemporaine. J’ai découvert Louis Armstrong, Lester Young, Stan Getz, Miles Davis, Dizzie Gillepsie et Charlie Parker. Nous écoutions des disques, les émissions de Daniel Filipacchi et Franck Ténot à la radio, mais il m’a toujours été impossible d’aller écouter du jazz dans ces caves de Saint-Germain des Prés dont j’entendais parler : trop jeune ! A 14 ou 15 ans, impossible pour moi de fréquenter ces lieux réputés mal famés depuis la guerre, la période des zazous. Le quartier latin, Saint-Michel et Saint-Germain des prés était le point focal des étudiants et d’une toute nouvelle population d’artistes, très cosmopolite, d’écrivains, de philosophes, de traîne savate et de ratés, quoi ! Pas fréquentable pour moi disait M. Malvoisin, qui, je m’en suis vite rendu compte, ne savait pas tout ce que faisait son fils bien plus âgé que moi, et dont celui-ci ne me racontait sans doute qu’une toute petite partie.

            1954, 55, 56, furent les années de l’arrivée d’un nouveau style de chansons et de chanteurs. La chanson de l’après guerre n’avait été après tout que la continuité de l’avant : on entendait toujours Maurice Chevalier, Charles Trénet, Tino Rossi (le chanteur préféré de maman !). De nouvelles chansons et de nouvelles voix arrivaient : Yves Montand, Edith Piaf, Les compagnons de la chanson, Bourvil, Line Renaud, Charles Aznavour. Et surtout ceux que j’appelais les 3 B : Bécaud, Brel et Brassens et avec eux, Léo Ferré. Mais le plus attractif pour moi à l’époque par son originalité, sa nouveauté, sa truculence, son irrespect, sa grossièreté c’était Georges Brassens. J’ai même eu un privilège rare : j’ai assisté à un de ses premiers concerts, en 1956, je pense, pendant au cours duquel Georges Brassens a chanté quelques unes de ses premières chansons à l’Alhambra. J’y avais été amené par Guy. Brassens arrivait sur une scène immense, tout seul, en costume de velours sombre, sa guitare qu’il tenait par le manche de la main droite et trainant une chaise de l’autre. Applaudissements de la salle. L’éclairage à contre jour magnifiait sa stature de colosse et auréolait son épaisse chevelure bouclée, très noire. Il avait 35 ans. Il posa sa chaise au milieu de la scène, debout face au nombreux public. « Pourquoi vous applaudissez, bande de cons, je n’ai encore rien chanté ! » avec son accent Sétois rocailleux. Applaudissements redoublés. Le ton était donné. La lumière du projecteur isolait son visage carré barré de l’épaisse moustache noire qui deviendra par la suite si familière. Un pied sur la chaise, quelques accords de guitare et nous écoutions une version ancienne de La mauvaise réputation, Corne d’auroch, Les amoureux des bancs publics et surtout Le gorille qui déclenchait des tonnerres d’applaudissements et des sifflets effrénés.

Les premiers microsillons venaient de faire leur apparition sur le marché du disque et remplacèrent très vite les vieux 78 tours pour donner naissance à une toute nouvelle industrie du disque. Avec Guy, nous écoutions chaque chanson presque en boucle et nous connaissions toutes les paroles que nous chantions avec Brassens. Non seulement le vocabulaire très libre des premières chansons, grossier pour une époque encore très coincée, mais aussi la syntaxe poétique et le choix résolu et presque systématique de l’enjambement faisaient hurler M. Malvoisin père, rigide professeur de langue française de la génération d’avant-guerre, nourri du classicisme le plus orthodoxe. L’artiste subvertissait toutes les conventions de la poésie dont il était nourri. Tout chez lui nous apparaissait nouveau, révolutionnaire, culotté, jeune, anti bourgeois ! De plus, le fait qu’il soit devenu par la force des choses interprète de ses propres chansons parce qu’aucun chanteur de l’époque n’avait accepté de les chanter sur scène, le style des musiques ainsi que l’accompagnement à la guitare solo, sans compter le rapport que Georges entretenait avec le public, son public, tout nous le rendait sympathique car en opposition avec tout ce que nous avions entendu auparavant.

            Georges Brassens a finalement accompagné une grande partie de ma vie et j’ai suivi toute sa carrière artistique jalonnée par la sortie de ses nombreux disques, ses concerts à Paris ou en province et ses apparitions dans les émissions de variété à la télévision. Il était devenu si proche que sa maladie puis sa mort, je les ai vécues comme celles d’un membre de ma famille.

            Un curieux hasard a sans doute contribué à cet état de fait. Il se trouve que l’ami le plus proche et sans doute un des plus anciens de Georges Brassens ait été l’écrivain bourbonnais de Thionne René Fallet. Ce dernier n’est pas né à Thionne, mais à Villeneuve Saint-Georges dans la banlieue sud de Paris où son père était cheminot. Mais la maman de René Fallet était, elle, originaire de Thionne et les parents de René possédaient une petite maison de vacances aux Loges de Thionnr. Quand nous étions enfants puis adolescents, nous voyions donc régulièrement tous les étés la famille Fallet, puis René, quand, tout jeune écrivain il commença à être connu du grand public. Certains de ses romans furent très tôt portés à l’écran : Le triporteur, Les vieux de la vieille, Paris au mois d’août ou Un idiot à Paris. Nous rencontrions René Fallet au magasin familial où il venait faire ses courses, au bistrot chez Bouillot ou à la pêche. J’ai encore dans l’oreille sa voix grave, son accent parigot traînant et son vocabulaire volontairement outré qui tranchait tant avec le nôtre. René était caractérisé par sa grande ignorance des éléments les plus basiques de la vie quotidienne. Je me souviendrais toujours de son arrivée au magasin familial pour changer sa bouteille de gaz vide. Pour faire le voyage, moins d’un kilomètre séparant sa maison du magasin, il avait chargé sur une brouette non seulement la bouteille vide mais aussi la cuisinière à gaz complète car il n’avait pas réussi ou ne savait pas qu’il ne fallait apporter que la bouteille. Vous vous doutez de l’hilarité générale de la maison Chérasse et du juste retour des choses vis-à-vis de René le parigot, lui qui avait tendance à considérer les bourbonnais de Thionne comme des culs terreux, des demeurés, des bredins comme on disait. De la supériorité supposée des parisiens sur les provinciaux et par conséquent de leur mépris.

            Une année, pendant les vacances d’été, en 56 ou 57 peut-être, la bande à Fallet débarque pour passer quelques jours au bon air de la campagne bourbonnaise, à Thionne. Il y avait là donc René Fallet, mais aussi Georges Brassens, le dessinateur du Canard enchaîné Escaro, Annette Poivre et son mari Raymond Bussières dit Bubu, et sans doute quelques autres. On voyait surtout cette joyeuse bande de gais lurons libertaires et anarchistes aux terrasses des bistrots de Thionne ou de Jaligny. J’étais, encore une fois, trop jeune, adolescent encore, pour prétendre participer à tout ce que j’imaginais, réel ou fantasmatique, se dérouler devant mes yeux éberlués. Le bistrot Bouillot transformé en terrasse du Flore, mon village perdu en Boulevard Saint-Michel ou Saint-Germain des prés… Ils parlaient fort en argot parigot et… buvaient sec. Ils jouaient à la pétanque sur la place à l’ombre des marronniers, jamais très éloignés de leurs verres de pastis : dire qu’on aurait pu devenir Saint-Tropez !… Et tard le soir, après le repas, Brassens prenait sa guitare et tous ceux qui connaissaient les premières chansons reprenaient le refrain en chœur.
« Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, bancs publics,

  ont des p’tites gueules bien sympathiques. »

ou le gorille :

«  C’est à travers de large grilles

que les femelles du canton

contemplaient un puissant gorille

sans souci du quand dira-t-on.

Avec impudeur, ces commères

lorgnaient même un endroit précis

que rigoureusement ma mère

m’a défendu de nommer ici.

Gare au gorille… »

Que nous reprenions tous en chœur.

Nous connaissions la suite, l’enchaînement des actions, toutes les paroles de la chanson : le pucelage de la vieille fille, le gorille en rut bien supérieur à l’homme dans l’étreinte, beaucoup de femmes vous le diront, et, surtout, le gorille hésitant entre deux jupons. Finalement le gorille entraîne le jeune juge dans un maquis, l’auteur de la chanson ne pouvant nous décrire ce qui s’y passa.

Georges Brassens n’était pas encore très connu, sauf à Paris dans un certain milieu toutefois encore très restreint. On n’écoutait pas encore ses chansons à la radio où certaines comme le gorille étaient interdites. Cet immédiat après guerre était encore dominé par les chansons d’amour, Tino Rossi, Lucienne Delisle, André Claveau ou Edith Piaf. Vous ne pouvez pas imaginer le choc, la nouveauté, la révolution Brassens. Aussi bien dans sa musique que dans ses textes, dans le fait aussi qu’il était auteur-compositeur-interprète, une nouveauté là aussi ; qu’il se présente seul en scène, avec sa seule guitare, sans orchestre derrière lui, habillé comme à la ville (ou plutôt comme à la campagne !) et non comme un artiste sur scène, un costume de velours, une chemise à carreaux largement ouverte au col, sans chichi, parlant entre ses chansons avec le public, l’engueulant si nécessaire. C’est sûr que les braves gens furent choqués !

« Au marché de Brive la Gaillarde,

A propos d’une botte d’oignons

Quelques douzaines de gaillardes

Se crêpaient un jour le chignon. »

Les sujets abordés par Brassens ne sont plus « Parlez-moi d’amour » ni « Je t’attendrai » mais « La mauvaise réputation », « P. de toi »

« Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux… »

…que l’on ne suive pas la musique militaire… »

L’armée en prend pour son grade, comme les gendarmes ou les flics, la justice et les juges.

Les mégères gendarmicides d’Hécatombe font chanter au vieux maréchal des logis : « Mort aux vaches ! Mort aux lois, vive l’anarchie ! »

Le jeune juge qui vient de faire couper le cou à un de ses semblables est rattrapé par le gorille qui va lui faire subir bien pire, trente ans avant l’abolition de la peine de mort, publiquement condamnée… en chanson.

Et puis le grand Georges sait aussi nous parler d’amour avec poésie « Sous un petit coin de parapluie » ou pendant une « chasse aux papillons », « J’ai rendez-vous avec vous » ou « Les amoureux des bancs publics ». Et ce qui plaisait bien à nos oreilles de 15 ans c’est que Brassens chantait aussi le cul, le rut, le sein de Margot, la première fille qu’on a pris dans ses bras, t’en souviens-tu, qu’elle soit fille honnête ou fille de rien, quand elle s’est mise nue, on n’en menait pas large.

Brassens, c’est le mauvais sujet repenti, pas si repenti que ça, « Je suis un voyou », « Le croquant » ou « Le nombril des femmes d’agents de police… »

Dans les chansons de Brassens, les idées choquaient nos parents, mais surtout le vocabulaire : à la rigueur on pouvait entendre ou dire, mais on ne pouvait pas chanter ces choses-là. M. Malvoisin, lui, reprochait à ces chansons de ne pas avoir de musique, de mélodies, sans doute parce que la guitare sèche solo ne faisait pas assez de volume et tranchait avec tout ce qu’on avait l’habitude d’entendre. Mais surtout ce qui l’horripilait c’était la versification, la liberté prise avec les règles de la poésie classique : rimes, variations sur le nombre de pieds, et surtout les enjambements, par exemple :

« Mais les braves gens n’aiment pas que

l’on suivent une autre route qu’eux. »

Couper un vers après que et le faire rimer avec qu’eux, impossible, d’autant plus que qu’eux à aussi une signification homonymique.

 

            Brassens a accompagné une grande partie de ma vie, toute la première partie. Aujourd’hui encore, j’aime écouter les chansons du grand Georges. Toutes, presque toutes me rappellent un moment de ma vie. C’est le rôle de la chanson.

 

            Je revenais à Thionne à chaque vacance, Noël, Pâques et grandes vacances d’été. Le premier Noël, celui de 1953, je suis donc revenu pour la première fois passer en famille les vacances de fin d’année à Thionne. J’avais 14 ans. A la fin des vacances, début janvier, papa m’a accompagné à la gare de Moulins pour rejoindre Paris où M. Malvoisin m’attendrait à la gare d’Austerlitz. Il faisait très froid ce jour-là. Je trouvais une place dans un compartiment, puis je plaçais ma valise dans le porte bagage, posais mon manteau et mon béret, et je m’installais dans ce compartiment de troisième classe où nous étions huit. Le train venait de Montpellier, passait à Clermont, s’arrêtait à Moulins puis Orléans pour arriver à Paris-Austerlitz. La locomotive à vapeur crachait des flammes et une abondante fumée noire. Coup de sifflet strident et démarrage dans un rugissement de métal froissé.

            Il faisait bien chaud dans ce compartiment et mes compagnons de voyage partis sans doute depuis Montpellier ont sorti leurs casse-croûtes : pâté, saucissons, camembert et vin rouge, fruits… l’ambiance était chaleureuse et conviviale. On m’offrit à manger ; mais j’étais timide, j’avais encore le cœur serré de quitter ma famille, et je n’avais vraiment pas faim. Le train roulait, roulait… C’était déjà la fin de l’après-midi. Nous traversâmes le Nivernais, et la nuit d’hiver s’installa. Après le repas, dans le silence retrouvé, une douce somnolence s’installa. Le voyageur le plus près de la vitre annonça négligemment : il neige ! Nous avions dépassé Vierzon depuis un bon moment, et au dehors, on ne voyait plus que la nuit, la nuit profonde de la campagne. Il n’y avait pas d’éclairage de villes ou de villages comme aujourd’hui, peu ou pas de circulation sur les routes. Les flocons de neige, de plus en plus gros et serrés traversaient  en diagonale les vitres du wagon. Le train ralentit, puis s’arrêta en douceur, en rase campagne. Un homme, bien calé dans un coin du compartiment sortit sa montre gousset et annonça : « Il est 21 heures, nous ne devons pas être loin d’Orléans. » Dans le couloir, un voyageur qui fumait une cigarette baissa la vitre coulissante et essaya de regarder au dehors en se penchant. Il ne vit rien, sinon la neige qui tombait silencieusement et s’amoncelait, de plus en plus épaisse sur la campagne.

« Au loin, en tête du train, j’aperçois un feu rouge » dit-il.

« C’est pas de chance, on est arrêté à un carrefour. On repartira quand le feu passera au vert ! » plaisanta une voix à l’accent méridional.

Le ton était donné. Chacun y alla de son couplet, qui pour raconter ses aventures de voyages, qui, une histoire drôle, un autre pour dire qui il est, ce qu’il fait dans la vie, où il se rend.

Une demi-heure s’écoula. Puis une heure. Le train était toujours immobile. Personne de la SNCF ne vint nous dire ce qui se passait.

« On a crevé le pneu arrière droit… Il faut le temps de changer la roue ! » s’amusait le gros méridional au visage tout rond et rougeaud. Et tout le monde de rire…

Moi, je ne riais guère. C’est mon premier voyage seul et je n’en mènais pas large dans ce train bloqué en rase campagne.

« La route est verglacée, trop glissante avec toute cette neige. Le chauffeur ne veut pas risquer un accident… et il s’est arrêté. » reprend l’accent du sud.

Les plaisanteries fusent, les histoires drôles s’enchaînent.

« Vous n’avez pas faim, vous ? »

« Et si on cassait la croûte ? »

Les sacs et les paniers s’ouvrent à nouveau : saucissons, pâté, jambons et fromages, bouteilles de vin ressortent. » Et, la glace étant brisée, le wagon prit des allures de village et chacun de proposer ses produits locaux.

« Un peu de saucisson de mon oncle d’Ardèche ? »

« Un morceau de mon Cantal, du vrai cantal de chez mes grands parents, d’une ferme entre Mauriac et Salers » propose un autre en ouvrant un grand papier.

« Vous gouterez bien mon vin, je suis de Saint-Chinian » dit le sudiste rubicond en sortant une bouteille et un tire-bouchon.

Je ramène bien des provisions pour M. et Mme Malvoisin, un poulet et un lapin prêt à cuire, des œufs. J’ai 14 ans, je suis inquiet, j’ai faim aussi et j’accepte après quelques hésitations de partager le repas de mes compagnons de voyage.

Je regarde ma montre : il est presque 22 heures. A cette heure-là, nous devrions arriver à Paris. M. Malvoisin doit déjà m’attendre à la gare d’Austerlitz. Et notre train ne repartait toujours pas. Le temps s’écoulait au rythme des histoires racontées par chacun. J’étais le plus jeune, un gamin, et mon inquiétude devait se lire sur mon visage car je n’ai jamais su masquer mes sentiments, mais personne ne me demanda qui j’étais et où j’allais, si quelqu’un m’attendait à Paris.

Puis tout à coup, après plus de 2 heures d’immobilité en rase campagne, le train s’ébroua, grinça, souffla, siffla et s’ébranla en douceur. Au bout d’un moment, le contrôleur qui parcourait le train de la locomotive jusqu’au wagon de queue nous informa que nous étions repartis vers Paris, ce que nous avions déjà tous pu constater, et que la cause de l’arrêt était le blocage des feux de signalisation, tous passés au rouge à cause de la neige et du froid.

Presque 3 heures plus tard, le train entra en gare de Paris Austerlitz. Je parcourus le quai avec ma lourde valise. J’arrivais au lieu fixé pour le rendez-vous avec M. Malvoisin dans la grande cour intérieure de la gare qui donnait sur le boulevard de l’hôpital, face au Jardin des plantes, près de la station de métro Gare d’Orléans-Austerlitz. Les voyageurs se dirigeaient vers les derniers métros. Les taxis prenaient en charge les ultimes voyageurs et je restais là tout seul dans cet immense lieu vide et froid. Plus personne ne m’attendait. Il était plus de minuit et j’étais seul à Paris, abandonné. Que faire, sinon attendre ? Quelqu’un viendra bien me chercher…

En effet, au bout d’un temps qui me parut une éternité, je vis arriver M. et Mme Malvoisin. La SNCF avait annoncé le retard du train sans pouvoir en préciser la durée. Las d’attendre, ils étaient allés boire quelque chose de chaud dans un bistrot voisin pour se réchauffer en cette nuit glaciale de début janvier.

Mon premier voyage seul par le train est resté gravé dans ma mémoire et je m’y vois encore comme si c’était aujourd’hui.