Le vin de messe

 

 

Le vin de messe.

 

           

 

Dans les années 80, chez des amis, je participe à une dégustation de vin à bouteille cachée.

–  Je vais te faire déguster un vin curieux, exceptionnel. Tu me diras ce que tu en penses. 

J’étais intrigué, alléché. Un vin blanc à coup sûr, jaune, très coloré, dense, emplissait à moitié mon verre. Je le regardais en transparence : mordoré… un vin du Jura, un Château-Châlons, ou alors un vieux Sauternes ? Au nez, je n’y suis pas du tout. Je suis intrigué, j’ai déjà rencontré ces arômes puissants et si particuliers. Où avons-nous pu nous croiser, lui et moi ?

Première gorgée, et je me souviens immédiatement…

 

            Cette année-là, en 1950 ou peut-être même un peu avant, un peu après la libération, le curé Jonon, le curé du village avait comme d’habitude commandé son vin de messe. A la livraison, le compte n’y était pas, mais alors pas du tout. Une feuillette de 115 ou 120 litres avait été livrée à la place du tonnelet habituel, largement suffisant au service quotidien de la messe. Car le père Jonon, curé de notre paroisse de Thionne, n’était pas très riche, on pouvait même dire qu’il vivait pauvrement et, en bon curé auvergnat, il ne lui en fallait pas beaucoup du vin de messe à chaque consécration. Il soulevait le calice d’or aux premières gouttes versées par l’enfant de chœur de service. Enfin toujours est-il que le curé Jonon se trouva propriétaire d’une trop grande quantité de vin de messe. Qu’en faire ?

Il s’en vint trouver mon père, boulanger, mais aussi épicier et …marchand de vin.

           Que peut-on faire, Henri ? 

           Bien simple, monsieur le curé, lui répondit mon père, pas de précipitation, on va d’abord le goûter, votre vin de messe ! 

Il commençait toujours par là Henri Marius, dit Riri, le boulanger. La farine qui vole dans le fournil et le four chauffé au feu de bois, ça a toujours donné une grande soif.

On amène la feuillette à la maison, on la descend à la cave sur l’échelle aux barreaux incurvés comme pour tous les autres tonneaux, en reculant, doucement, marche par marche, la barrique tenue à deux mains bien collée contre les genoux. Et on te la place à côté des autres fûts. Enfoncer prestement la cannelle de deux coups de maillet, ôter la bonde entourée de toile de jute à petits coups de marteau sur le bois tout autour, tout doucement, comme pour ne pas le réveiller trop vite.

 Un verre pour goûter.

–   Eh bien, Monsieur le curé, avec ce vin là, la messe sera bien dite ! Il y avait longtemps que je n’en avais pas bu d’aussi bon! qu’il dit mon père. Et il en avait goûté beaucoup dans sa vie ! C’était la voix de l’expérience. On va le mettre en bouteilles, et vous prendrez ce qu’il vous faut pour la messe.  Je vous rachète le reste. 

 

J’avais dans les 8 ou 10 ans. Avec mon frère Michel, nous avons lavé puis rincé les bouteilles. Une fois celles-ci égouttées, j’ai soutire le vin et Michel a bouché chaque bouteille. « On va le goûter tout de même ! » C’était notre habitude, nous voulions nous rendre compte par nous-mêmes, sans exagérer, une toute petite goutte au fond du verre. Très parfumé ! Un goût très particulier. Inoubliable !

C’était un Condrieu, de la vallée du Rhône, au sud de Lyon, provenant d’un très ancien cépage, le Viognier, planté à cet endroit il y a bien longtemps par les Romains. Pas fou ces Romains ! Abandonné après la crise du phylloxéra, le cépage viognier dans le nord des côtes du Rhône a été redécouvert bien plus tard et est devenu le grand vin recherché que l’on connaît aujourd’hui. Un vin aux arômes complexe de fleurs et de fruits, de musc, quelquefois de pain d’épice ou de tabac blond.

 

Trente ans plus tard, lors d’une dégustation, j’ai su que le curé Jonon, de Thionne, Allier, fin des années 40, début des années 50 disait la messe au Condrieu. J’étais enfant de chœur, et avec Jean-Claude Desmolles, mon vieux compère, lorsque nous préparions les burettes pour la messe, nous n’oubliions jamais de goûter, oh ! juste une petite goutte, aussitôt remplacée par de l’eau pour maintenir le niveau dans la burette. Le vin de messe, hélas, n’a pas toujours été aussi goûteux que cette année-là, nous pouvons le révéler maintenant.