La croix

La Croix.

 

         La ferme de la Croix était située à la sortie ouest du village de Thionne sur la route de Moulins, à moins de 200 mètres de l’église, c’est à dire presque encore dans le bourg. La ferme était constituée d’une longue maison basse d’habitation typique du Bourbonnais tandis que la grange et les autres bâtiments d’exploitation se trouvaient situés à l’arrière, donnant sur les prés et les champs. Près de la ferme, il y avait un terrain communal que nous appelions « les Aubrelles », où nous allions de temps en temps faire paître nos vaches, à la belle saison. On m’a dit que le nom d’Aubrelles venait d’ombrelles, car autrefois, ce pré était planté d’arbres, des frênes ou de tilleuls, sous lesquels on pouvait se mettre à l’ombre. Les Aubrelles accueillaient à certaines saisons des artisans itinérants : deux ou trois roulottes tirées par de maigres chevaux stationnaient là pour quelques jours. Ces romanichels, car c’est ainsi qu’on les appelait, rétamaient les ustensiles métalliques ou tressaient des paniers ou des corbeilles en osier. Les femmes vendaient aussi de la dentelle, du fil et des aiguilles depuis la disparition des colporteurs. Elles allaient de maison en maison où elles prenaient le temps de repérer ce qu’il y avait à chiper dans les cours ou les poulaillers. Les enfants venaient à l’école et c’était toujours pour nous une étrangeté que de côtoyer ces petits romanichels de notre âge. Nos parents nous demandaient de ne pas trop jouer avec eux sous prétexte qu’ils avaient des poux, tout en sachant très bien qu’ils n’étaient pas les seuls à nous faire cadeaux de leurs parasites. Le soir, après l’école, nous allions leur rendre visite dans les Aubrelles, poussés par la curiosité. Les hommes nous montraient leur travail, l’étamage des bassines des casseroles, des couverts en fer blanc, ainsi que le travail de l’osier, et les enfants nous faisaient visiter leur roulotte. Ce qui nous avait particulièrement frappés dans cette maison exiguë sur roues, c’était le lit des enfants, un tiroir qu’il fallait ouvrir chaque soir. Ce fait constituait la plus grande menace de notre grand-mère Marie : – « Si tu n’es pas sage, je vais te donner aux romanichels et tu dormiras dans le tiroir ! » Ou bien, au cours d’un repas, quand un plat n’était pas à notre goût : – « Quand tu seras avec les romanichels, tous les jours tu mangeras du hérisson ! » Les romanichels étaient réputés pour ne manger que du hérisson. Un des enfants nous avait expliqué comment ils les chassaient avec un chien spécialement dressé et comment une fois découvert, le hérisson se mettait en boule, il le faisait s’ouvrir pour le tuer en pissant dessus comme ils avaient vu faire par le renard. Le mode de cuisson du hérisson doit remonter à la nuit des temps : une fois tué, l’animal encore recouvert de ses piquants est enveloppé dans une couche d’argile et mis à cuire dans les braises du feu qui brûle toute la journée près de la roulotte. Quand on juge qu’il est cuit, l’argile aussi. Il reste à casser l’enveloppe de terre cuite qui entraîne les piquants et la peau pour laisser apparaître la chair cuite à l’étouffée, à point. Aux dires des romanichels, il n’y a pas meilleur que le hérisson cuit à leur façon.

         Je me souviens aussi qu’un de ces enfants venait, le soir, à la maison, assister à la traite des vaches.

         « Est-ce que je peux avoir un peu de lait Madame, s’il te plaît ? »  demandait-il à maman. « Juste un peu de mousse ! » (il prononçait mouche).

Et maman lui donnait un bol de ce lait tout moussu encore tiède, à la sortie du pis des vaches. Et il revenait chaque soir à l’heure de la traite réclamer un peu de « mouche ». On a fini par le nommer Moumousse. Plusieurs années de suite Moumousse et toute sa famille sont revenus aux Aubrelles. Les romanichels étaient des familiers. Ils allaient régulièrement d’un village à un autre, posant leur roulotte sur des aires où ils étaient tolérés par la municipalité et contrôlés par les gendarmes de Jaligny qui passaient de temps en temps. Les enfants allaient quelques jours à l’école pour la signature par l’instituteur de la feuille des allocations familiales. Bien sûr, nous savions bien que leur menu n’était pas composé uniquement de hérissons : nos poulaillers participaient à la variété des menus ainsi que nos champs de pommes de terre, nos arbres fruitiers et nos jardins.

Les Aubrelles nous servaient aussi de terrain de jeu lorsque nous y passions l’après-midi à faire paître les vaches. Elles se gardaient bien toutes seules tout occupées à brouter l’herbe sauvage des communaux. Et nous pendant ce temps, nous allumions un feu pour faire cuire pommes, châtaignes ou pommes de terre selon la saison. On jouait à cache-cache ou à traire les vaches dans une boîte de conserve ou à faire du vélo sur le dos de la Caroline, cette vache très flegmatique qui avait des cornes en forme de guidon de vélo de course. Et on peut bien l’imaginer, à toute sorte de jeux plus ou moins avouable en confession.

La ferme de la Croix était donc juste à côté des Aubrelles. Les fermiers, les  Minet, faisaient un peu partie de notre famille éloignée. La grand-mère Minet était née Chérasse. Ne me demandez pas de quelle branche, c’est trop compliqué ! Famille un peu lointaine, mais de notre famille tout de même, comme à la campagne. Rolande, ma sœur, avait pour marraine Georgette, la fille de la maison. Je ne me souviens pas du mariage de Georgette qui eut lieu sans doute en 1947. Je possède des photos de ce mariage. Le cortège, après le oui républicain à la mairie, se dirige vers l’église et passe devant la boulangerie familiale. La mariée, tout de blanc vêtue est au bras de son père, et j’aperçois les enfants juste derrière la mariée. Papa a pris la photo avec le Kodak depuis notre maison. Sur une autre photo, mon père a immortalisé avec une certaine fierté ses cinq rejetons. Nous sommes en belle tenue de mariage alignés dans la cour, par ordre de taille comme souvent sur nos photos de famille, bien au soleil. Avec Michel, nous portons chemises blanches, pantalon gris clair d’hommes comme on disait, veste assortie et chaussures noires. Mes sœurs Rolande et Renée, exhibent avec un large sourire des tenues entièrement blanches : petites robes, chaussettes,  chaussures et … gros nœud de ruban dans les cheveux. Quand à Claude, le Kiki de la portée, il a deux ans, est encore en barbotteuse tricotée et nous montre ses maigres gambettes. Ses parrain et marraine, Rolande et moi, nous le tenons fermement car il est encore petit, ou bien, déjà, il fait l’andouille devant notre papa photographe. Enfin, une troisième photo surprend le cortège à la sortie de l’église : le jeune marié, un grand gars costaud dans son beau costume sombre donne le bras à son épouse et ne sait pas bien que faire de ses grandes mains de paysan. La marmaille endimanchée est derrière, les filles d’honneur en longues robes claires de mousseline au bras de leur cavalier et pour clore la marche, la famille en habits du dimanche où domine le noir.

Je n’ai gardé aucun souvenir de ce jour de mariage, ni de la cérémonie, ni du repas, ni de la fête et des danses. Peut-être qu’à cause de notre jeune âge n’avons nous assisté qu’à la cérémonie et au cortège ?

La ferme de la Croix appartenait comme une douzaine d’autres à Thionne à Monsieur Edmond Clayeux qui habitait le château des Gouttes à 4 kilomètres environ du bourg. La ferme devait son nom à une très ancienne croix plantée là, au carrefour des routes de Moulins et de Vaumas, devant la ferme. Dans les années qui suivirent la guerre, des missions de rechristianisation eurent lieu dans nos campagnes. Pendant la guerre, l’affrontement des collaborateurs et des résistants, les histoires peu claires de passage de la ligne de démarcation, les dénonciations anonymes, le marché noir, la Libération et le retour des prisonniers d’Allemagne avaient peu à peu érodé les pratiques religieuses. Les idées communistes s’ancraient aussi dans le milieu agricole : chez les ouvriers agricoles exploités ou locatiers mais aussi parmi les métayers et les fermiers, et même paradoxalement chez les petits propriétaires. Des idées sociales donc socialistes ou pires encore communistes avaient cours et les hommes désertaient l’église où l’on ne rencontrait plus que quelques vieilles bigotes tout de noir vêtues ou les enfants préparant leur communion solennelle. Deux moines en robe de bure, ceinture de corde et sandalettes débarquèrent à Thionne pendant plusieurs semaines. Puis pour couronner cette croisade en apothéose une grande cérémonie eut lieu pour l’inauguration d’une nouvelle croix. Grand messe chantée à l’église en présence de Monseigneur l’évêque de Moulins et du Bourbonnais, les prêtres des paroisses environnantes, suivie d’une procession avec en tête les enfants de chœur en robes rouges et surplis blancs à dentelles, les bannières décorées au vent, la grande croix en bois de chêne avec son Christ crucifié en métal portée à dos d’homme, érigée puis bénie sur place. On peut encore l’y voir aujourd’hui, presque cinquante ans après. La fréquentation de l’église en a t elle été changée ? Je ne sais.

 

Quand j’étais tout jeune, nous allions au domaine de la Croix pour voir la batteuse. C’est un souvenir très ancien, et la première fois, je ne devais pas avoir plus de quatre ou cinq ans. Tout ce matériel nous paraissait gigantesque, démesuré. Nous étions surtout passionnés par une sorte de monstre qui faisait son apparition dans nos campagnes un peu reculées où la culture céréalière n’est pas la première production. La locomobile, c’était son nom, retenait toute notre attention : une sorte de char de fer, de feu, d’eau, de vapeur, tout noir sur quatre roues de fer, deux énormes roues à rayons à l’arrière, deux plus petites à l’avant. La grande cheminée métallique crachait la fumée du foyer placé à l’arrière qu’un homme alimentait en rondins de bois. La vapeur s’échappait des cylindres en sifflant des jets brûlants.

– « Reculez, les gamins, c’est trop dangereux ! »

Nous nous asseyions à bonne distance pour admirer ce feu qui transformait l’eau en vapeur, le va et vient des pistons et des bielles énormes qui actionnaient deux grandes poulies de métal. Au dessus de la machine, un petit ensemble métallique composé de tiges et de deux boules d’acier qu’on nous a nommé régulateur tournait sans cesse à une vitesse folle. Notre regard était attiré par ce mouvement rapide et régulier jusqu’à nous hypnotiser. La chaleur du foyer, la fumée noire sortant de la grande cheminée, les sifflements réguliers de la vapeur, le bruit métallique de tous les organes, la vibration des grandes courroies de cuir donnaient à la locomobile une idée de puissance et de danger à la fois. Dans notre ambiance campagnarde plutôt calme, douce, lente et silencieuse des bovins charolais dans les prés, des attelages de chevaux allant au pas sur les chemins ou dans les champs, une telle machine détonait totalement. Alors c’était ça le progrès ? Monsieur Fauconnier, notre instituteur nous en avait parlé à l’école : il s’agissait bien de la fameuse machine à vapeur inventée par Denis Papin, à l’origine de la révolution industrielle et du modernisme. La locomotive à vapeur et le réseau de chemin de fer, la force de la vapeur des machines dans les usines, la fabrication de l’électricité. Le monstre arrivait dans nos campagnes. Comme nous le disait notre maître d’école, simplement de l’eau et du feu pour produire la vapeur et on avait décuplé le force de l’homme. Les durs travaux seraient dorénavant beaucoup plus faciles. Nous admirions la machine, mais aussi l’homme qui la servait : mettre régulièrement de grosses bûches dans le foyer qui les dévoraient en grésillant, faire le plein d’eau car la locomobile en consommait beaucoup pour la transformer en vapeur et puis il faisait le tour du monstre de fer avec une burette d’huile à long bec pour graisser les axes des poulies, les bielles et les manivelles. Il renforçait aussi l’adhérence des grandes courroies de cuir qui transmettaient le mouvement de la locomobile à la batteuse en appliquant un pain de résine sur le cuir. Locomobile : le mot sonnait comme locomotive et y ressemblait par bien des aspects, si ce n’est son immobilité justement sur l’aire de battage. Le machiniste tirait sur la ficelle et trois longs coups de sifflet indiquaient l’heure de la pause.

 

         En face de la ferme, il y avait aussi le terrain de football. Ce n’était pas à proprement parler un terrain de sports, puisqu’on n’y pratiquait que le foot. Pendant la guerre, en 1941 je crois, des soldats démobilisés se retrouvant à Thionne et des jeunes du pays ont créé la première équipe de football du village. A l’époque, le premier terrain de leurs exploits sportifs se situait à plus d’un kilomètre  du bourg, près du domaine de la Caille. Le terrain en question avait une certaine pente, un pré tout ce qu’il y a de pré bourbonnais avec des taupinières et à chaque extrémités comme il se doit des buts, les cages comme on disait à l’époque. Un terrain difficile à remonter balle au pied dans le sens de la côte, et qui descendait trop vite dans l’autre sens. A la fin de la guerre, l’Union Sportive de Thionne créée, il fallut trouver un autre terrain plus adéquat pour la pratique de ce sport. Le maire, pendant toute la période troublée de la guerre, nommé sans doute par les autorités, c’est à dire l’Etat Français du Maréchal Pétain qui avait son siège tout près à Vichy, n’était autre que le châtela    in des Gouttes Monsieur Edmond Clayeux. Quand les dirigeants et les joueurs sont allés voir le premier magistrat de la commune pour lui demander un nouveau terrain pour l’équipe, il leur a dit :

         « Ecoutez, je vais vous louer gratuitement un de mes terrains du domaine de la Croix, derrière l’école catholique qui est maintenant fermée depuis des années. Moi, j’ai dix fermes, un hectare de plus ou de moins ne va pas changer ma vie. C’est un terrain plat, près du bourg. Aménagez le pour votre football (il prononçait faute balle) et puis n’en parlons plus ! »

Depuis ce jour, le terrain de football de la Croix a vu défiler des générations de jeunes footballeurs de l’U.S.Thionne en petites culottes blanches et maillots verts ! Le terrain a été labouré, hersé, semé en gazon, fauché, tondu. On y a tracé les lignes blanches réglementaires. Les buts en bois et la main courante ont été fabriquées par Tata Louis Bernard, le charron, un des joueurs du club. On y a même ajouté bien des années plus tard un bâtiment en dur pour les vestiaires et la buvette.

J’ai joué quelques fois avec l’équipe de Thionne dans les années soixante, mais pas de manière continue à cause de mes études à Paris ou à Chalons-sur-Marne. Michel, lui a été ailier ou demi dans cette équipe pendant très longtemps. Mon frère Claude a dû jouer aussi quelques années. Je me souviens avoir participé à plusieurs matchs comme gardien de but dans une équipe qui a terminé sa saison champion de l’Allier de troisième division.

         En 1991, nous avons célébré le cinquantenaire de la création du club de football de Thionne. Discours des responsables du club, exposition de photos souvenir, vin d’honneur, discours du maire, matchs de foot des anciens puis des jeunes et, bien sûr pour clore la journée, banquet à la ferme des Florêts. Ce jour là, on a pu entendre des anecdotes de bien des générations de footballeurs de ce petit village : « Est-ce que tu te souviens de la raclée qu’on a pris le jour où on est allé jouer à … » « C’était la grande époque de la défense de fer… » disait un autre.

         J’ai revu mon instituteur, Monsieur Georges Fauconnier, gardien de but de l’équipe des années cinquante. Et son successeur au même poste Roger Blettery, le maréchal-ferrant, un géant, à l’autorité incontestée dans sa zone !

         Pour un si petit village, le football a constitué un pôle de rassemblement le dimanche après midi lorsque l’équipe recevait son adversaire du jour au stade de la Croix sous le regard de beaucoup d’habitants de la commune qui s’y rendait en promenade. On y buvait un rouge limonade ou une bière à la buvette. On y échangeait les nouvelles du pays. L’école, l’église, la société de chasse, l’équipe de foot : des rôles différents mais complémentaires dans la vie sociale de cette petite commune rurale du Bourbonnais.