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Les sabots.
– On n’y comprend rien de rien ! Avec le gendarme Levasseur on s’était déjà fait berner il y a trois semaines. Aujourd’hui, même chose, au même endroit, dans le bois de la Caille. »
– Exactement chef, on s’est encore fait avoir ! Comme des bleus !
Le brigadier Gourlier et le gendarme Levasseur de la brigade de Jaligny sont assis tous les deux, se réchauffent et se sèchent tant bien que mal près du Godin qui fume, ronfle et craquète au milieu du café de mes grands-parents. Il faut dire qu’il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors. A plus forte raison un gendarme et donc deux, puisque ces bêtes-là vont toujours par couple. Ils tentent de se réchauffer aussi à coup de petits verres de rhum.
Juste avant la Noël il est bien tombé quarante centimètres de neige sur un sol bien gelé, ce qui fait qu’à la mi-février, tout est encore blanc, gelé, glacé, à la grande joie des gamins que nous sommes.
Que pouvait-il se passer, à Thionne, et plus précisément dans les bois de la Caille, en cet hiver d’après la guerre, pour interloquer les braves pandores de Jaligny, une fois encore bredouilles ?
Bredouilles est le terme approprié, puisqu’il s’agit d’une histoire de chasse. La chasse, dans l’immédiat après guerre, je ne sais plus s’il s’agit de l’hiver 45 ou de celui de 46, la chasse est une des préoccupations essentielles de beaucoup d’habitants mâles de Thionne, et cela pour plusieurs raisons. La première et la plus importante, c’est sans doute parce qu’ils en ont été privés pendant cinq longues années. Pour ceux qui avaient été prisonniers en Allemagne, comme pour ceux à qui la Kommandantur avait réquisitionné fusil et cartouches. Et même pour ceux qui avaient un fusil de chasse bien caché dans la paille au-dessus des cochons, car tirer un coup de fusil, un seul, c’était se dénoncer. Ou alors pour une raison majeure, comme tirer sur une sentinelle allemande gardant le dépôt de munitions de la ‘’Pierre qui danse’’. Et dans cette éventualité, c’était moins raisonnable comme on disait dans les bistrots du bourg chaque fois que des irresponsables faisaient courir des risques de représailles à une population qui attendait impatiemment que les occupants repartent comme ils étaient venus, sans tambour ni trompette.
La chasse était donc de la plus haute importance. C’était un droit qui avait été arraché au seigneur local lors de grande Révolution, celle de 89. Il n’était donc pas question de revenir sur un droit aussi fondamental.
Une autre raison tout aussi valable réside dans le fait qu’en ces lendemains de guerre il y a bien peu de distractions. Boire une chopine chez la Maria, le Pernod (fils) qui est enfin revenu, chez Bouillot, taper une petite belote entre copains ou se réunir à la veillée pour casser les noix en famille et se fournir en huile précieuse et parfumée : on a bien vite fait le tour des réjouissances, en dehors bien sûr des nombreuses fêtes carillonnées, c’est à dire religieuses.
La chasse avait été interdite pendant toute la guerre. Peu de gens avaient mangé du gibier, enfin je veux dire du grand gibier qu’il y a par chez nous : les cochons, c’est ainsi qu’on a toujours nommé les sangliers ou les chevreuils. C’est de la viande qui a du goût : un gigot de chevreuil ou un rôti d’échine de marcassin comme les préparaient ma maman, on en garde le goût pour toute une vie ! D’autant plus que ces bêtes-là qu’on n’a pas chassées pendant quatre ans pullulent aujourd’hui dans tous les bois et causent des dégâts considérables aux cultures, non seulement dans les champs en lisière, mais jusqu’aux abords du village.
Des lapins de garenne, des lièvres, des perdrix, des faisans, on en a toujours attrapé, et sans bruit. A quoi serviraient-ils donc les collets, les pièges et même la glu ? Pièges silencieux bien utiles pour ne pas perdre le goût du gibier.
Mais revenons à notre histoire.
Les gendarmes sont à nouveau informés une semaine plus tard que se prépare une nouvelle chasse, interdite puisque nous sommes en période de fermeture. Par qui sont-ils renseignés ? Plusieurs personnes peuvent y avoir intérêt pour des raisons différentes. Mais je n’en dirais pas plus. Les dénonciations ont toujours existées dans nos campagnes, et je vous laisse deviner combien elles ont fleuri pendant quatre années d’occupation !
Enfin, toujours est-il qu’une nouvelle traque est projetée. Se faire avoir une fois, passe, deux fois, c’est déshonorant ! Force doit rester à la loi, et la loi, c’est le gendarme qui la fait respecter, sacrebleu !
Nous sommes en février et le ciel est désespérément bleu. Chaque nuit, la température descend à des -10° et même -15. Il gèle à pierre fendre. Pourtant un changement de temps s’annonce, le vent a tourné à l’ouest, au sud-ouest même. Les nuages ne vont pas tarder à arriver du côté de Moulins comme nous l’a dit hier soir Jean Chérasse, le boulanger, qui est une vraie station météo à lui tout seul.
– Brigadier, c’est pour ce soir.
– Et surtout, Levasseur, couvrez-vous bien. Il n’est pas question d’avoir froid comme la semaine dernière. C’est notre dernière chance de l’appréhender avec ce fichu temps qui va changer.
– Je prépare les chevaux pour huit heures.
Ah oui, il faut que je vous dise aussi : à la brigade, ils possèdent une vieille automobile, une C4 Citroën d’avant guerre, moteur poussif, pneus usagers et peu d’essence. On la garde pour les grandes occasions. Et puis avec cette neige gelée sur les routes, elle est inutilisable : trop lourde, difficile à manœuvrer avec ses pneus lisses. Les deux bicyclettes réglementaires de la brigade sont bonnes pour l’été, mais rendez-vous compte avec cette saison. Les gendarmes sortiront donc Fanfaron et Clairon, deux hongres sans âge, réformés du régiment d’artillerie de Moulins.
Imaginez avec moi sur la route de Thionne cet équipage de deux cavaliers vêtus de sombre, képis et capotes noirs, chevaux au pas, sans aucun bruit sur la route enneigée. Les nuages arrivent, encore clairsemés mais de plus en plus rapides dans le ciel, et qui, successivement cachent et découvrent une pleine lune encore plus blafarde dans ce paysage de neige.
Ils traversent le village sans rencontrer âme qui vive, personne ne quitterait la proximité du poêle qui ronfle par un temps pareil. Ils se dirigent non pas vers le bois de la Caille comme les fois précédentes, mais à l’opposé : ils vont passer par l’étang Landois, le domaine de Grasses vaches, puis par le chemin forestier des Gardes, rester en lisière du bois des Charbonnières. Ils vont le coincer à l’étang de la Lune, au milieu du bois, c’est sûr, ils le savent, ils vont le suivre à la trace, dans cette neige c’est un jeu d’enfant. Rira bien qui rira le dernier ! Le prendre, le démasquer, celui qui depuis si longtemps se moque des garde-chasses et des gendarmes, de l’autorité, le jeter en prison ou à tout le moins lui dresser un procès en bonne et due forme. Et ils savent qu’il agit seul et eux, ils sont deux. Avec la loi pour eux, saperlipopette !
Arrivés à la lisière de la forêt, ils attachent Clairon et Fanfaron à un jeune chêne et poursuivent leur chemin à pied. Les grosses chaussures cloutées et les guêtres rigides réglementaires ce n’est pas ce qu’on fait de mieux pour marcher dans toute cette neige. Le layon qui les conduit vers l’étang de la Lune, ils le connaissent bien pour l’avoir emprunté de nombreuses fois. Les animaux de la forêt ont laissé les traces de leur passage dans tous les sens : lièvres, sangliers, garennes, chevreuils, renards. La neige est épaisse et de temps à autre l’un d’eux s’enfonce jusqu’à mi-cuisse dans un fossé ou une fondrière que l’on ne voit plus, en proférant un juron étouffé. Le vent souffle dans les grands arbres dénudés au-dessus d’eux, les branches ou les troncs des baliveaux frottés les une contre les autres produisent des bruits inquiétants. Un oiseau dérangé dans son sommeil s’envole. La lune de plus en plus basse sur l’horizon éclaire de sa lumière froide comme en plein jour, puis, d’un seul coup disparaît derrière un nuage et plonge le paysage dans une obscurité presque parfaite. Quel métier tout de même que celui de gendarme dans ce coin perdu. Pendant que tout le monde dort, bien au chaud sous les duvets de plumes d’oie, eux, ils font respecter la loi ! Et se gèlent dans les bois.
Un coup de feu claque, un seul, loin devant dans la nuit et fait écho dans le silence de la forêt, multiplié, amplifié. Les deux hommes s’immobilisent, se regardent, droits et noirs dans la nuit blanche. Où ? D’où cela provient-il ? Où est-il ? Un seul coup : il a tiré juste. Cela, ils le savent. Pas question pour lui de gâcher une cartouche. Le brigadier qui marche devant indique la direction de la main tendue. C’est lui le chef de groupe, il ne peut donc pas se tromper puisqu’il est le plus ancien dans le grade le plus élevé. Comme un seul homme, ils reprennent leur marche, sentant que le gibier qu’ils poursuivent ne peut plus leur échapper.
La lune joue toujours le même jeu, elle éclaire la scène, elle se cache derrière un nuage. Dans la forêt, avec la marche, il fait de moins en moins froid. Ils arrivent à la queue de l’étang et, sans s’arrêter se dirigent vers la chaussée, cette levée de terre construite à cet endroit sur le ruisseau le Charnay pour créer la retenue d’eau. C’est une belle allée cavalière, large, qui domine l’étang situé au beau milieu des bois. L’eau ondule légèrement, la lune s’y reflète à travers les arbres entre les masses d’herbes flottantes que l’on devine et les plaques de glace ornées de bulles d’air et de feuilles mortes emprisonnées. C’est féérique, mais franchement, personne n’est là ce soir pour admirer le clair de lune sur l’eau. En contrebas de l’étang, un jeune taillis de 4 ou 5 ans sous des chênes centenaires. Depuis qu’ils se rapprochent du braconnier, les deux hommes marchent d’un pas plus alerte. Ils avancent sur la berge jusqu’à la bonde, la dépassent et tout à coup croisent des traces de pas dans la neige : un homme, un seul, chaussé de sabots. On le tient, se disent-ils sans se parler. Sans se concerter ils suivent cette piste, ils sont derrière lui, ils le tiennent déjà. Silencieusement, l’œil fixé sur la trace parallèle laissée par les deux sabots, ils avancent. A peine deux cents mètres plus loin, des pas plus nombreux dans la neige toute piétinée à cet endroit près d’un groupe de baliveaux de châtaigniers. Puis les traces reprennent une autre direction dans le bois, et vingt pas plus loin d’autres traces, un piétinement et du sang.
– Chevreuil chuchote le brigadier. Il a tiré de là-bas. La bête s’est écroulée, tuée net, ici. Il l’a fait pisser, regarde, puis il l’a chargée en travers de ses épaules, retiré la cartouche non utilisée de son fusil et rangé la douille encore fumante dans sa poche. Pas de trace sur place, c’est un malin ! Il a mis son fusil au creux de son bras droit laissant sa main gauche libre. Il est ensuite reparti par là : il n’y a plus qu’à le suivre.
La piste est toute indiquée dans la neige, la trace du nez de chaque sabot donnant la direction, le talon à l’arrière. Impossible de se tromper, il y a même des clous, comme sous tous les sabots d’hiver. Et tout le monde porte des sabots par ici à cette saison, avec de grosses guêtres à courroies de cuir.
– Mais où nous emmène-t-il ? Où va-t-il par là ? Vers Chapeau ? Vers Vaumas ?
Ils dépassent la ferme du Moulin à vent perchée sur la colline, redescendent vers le château des Gouttes, puis obliquent à gauche. Au bout d’un moment, les traces se dirigent vers le domaine de Champfeu, vers les Baboulots.
– Il nous emmène au bout du monde, les chevaux sont bien loin, pensent-ils. Quel métier, nom d’un chien, quel métier ?
Le brigadier s’arrête, le gendarme Levasseur est à bout de souffle, trempé sous sa capote, des gouttes de sueur perlent sur son front à la limite du képi. Le brigadier sort sa montre d’argent en tirant sur la chaînette, et le gendarme comme il l’avait toujours fait a sorti son briquet à essence dont la flamme jaune, vacillante et fumeuse éclaire l’oignon d’argent. Les aiguilles indiquent sept heures moins le quart. Nom de dieu ! Ils ont marché toute une partie de la nuit. Inutile de poursuivre, dans une demi-heure, il fera jour. Il faut rejoindre les chevaux et rentrer. Encore une fois, ils ont été bernés et de la meilleure façon.
Ce qu’ils ne savent pas et qu’ils apprendront des années plus tard, c’est que leur braconnier, Pierre G., était aussi menuisier et un peu sabotier à ses heures.
Vous devinez, maintenant ?
Il s’était fabriqué une paire de sabots un peu spéciaux. Des sabots de braconnier ! Des sabots normaux sur le dessus avec le logement pour chaque pied, le droit, le gauche, avec deux belles bricoles en cuir fauve. Et dessous. Et bien dessous, le talon était à l’avant, le talon gauche à l’avant du sabot droit et vice versa. Si bien qu’en marchant dans un sens, les traces allaient dans l’autre. Une œuvre d’art, vous dis-je. Quand les deux gendarmes pensaient le suivre de l’étang de la Lune au domaine du Moulin à vent, en réalité, Pierre le braco était allé du Moulin à vent à l’étang. Si bien que les gendarmes ne l’ont pas pris, ni ce soir-là, ni plus tard, ni jamais. Ils n’ont jamais découvert les fameux sabots dont seuls quelques habitants du bourg connaissaient l’existence car utilisés aussi pendant l’occupation à proximité de la ligne de démarcation qui n’était pas si loin. Ce qui prouve qu’un soldat allemand n’est pas plus malin qu’un gendarme français, et vice versa !
Pierre G. n’avait pourtant jamais entendu parler d’Isabelle de Castille qui faisait ferrer ses chevaux à l’envers pour faire croire qu’elle allait quand elle venait, et qu’elle revenait quand elle y allait. Mais qui sait ?
J’ai entendu raconter cette histoire avec beaucoup d’autres, quand j’étais petit dans les veillées où nous cassions des noix pour faire l’huile et que nous buvions du chocolat chaud. Je ne suis pas du tout sûr qu’elle se soit passée ainsi, mais c’est une belle histoire, non ?