Trevesse

TREVESSE.

A Thionne, toute notre famille vivait au double rythme du commerce et de la ferme. Le magasin Chérasse proposait toutes les marchandises dont on pouvait avoir besoin à la campagne. C’était une sorte de drugstore à l’américaine où, en plus du pain et de l’épicerie, on trouvait de la mercerie, des jouets, des sabots, de la laine, des vins et spiritueux, de la droguerie, et tout ce que l’on voulait, à condition de le commander. La ferme est un bien grand mot, car mon grand-père Jean avait petit à petit acheté quelques hectares de prés et de champs pour produire ce qui était nécessaire à notre consommation et même plus. La ruche fonctionnait sans arrêt ni temps mort, presque en toutes saisons. Je ne me souviens pas avoir vu mes parents ou grands-parents ne rien faire, ni partir en vacances. Nous vivions tous l’alternance des jours et des nuits pour la fabrication du pain, des saisons pour les cultures et les élevages.

A cette époque, après la guerre, les vacances scolaires d’été, les grandes vacances, s’étalaient sur deux mois et demi, du 14 juillet jusqu’au premier octobre. Pendant toute la belle saison d’été, pas d’école de la fête nationale jusqu’à l’ouverture de la chasse qui marquait le début de l’automne. Dix semaines, c’était bien long avec cinq marmots dans les jambes à longueur de journée quand il y avait tant à faire à la maison, au magasin, au fournil, auprès des bêtes et dans les champs. C’était pour cette raison que nos parents nous mettaient en vacances deux par deux chez nos cousins de Lusigny, dans la ferme de Trevesse.

Dans le nord du département, entre Allier et Loire, à 15 km de Moulins et à 8 du bourg de Lusigny, la ferme de Trevesse-du-bas ressemblait à toutes les fermes de la Sologne bourbonnaise : une centaine d’hectares de prés, de bois et de champs labourés avec en son centre un étang et, sur un monticule la ferme. Le bâtiment d’habitation était bas, tout en longueur, avec en face, de l’autre côté de la cour l’immense grange – étable – écurie, et puis les hangars pour les outils agricoles, la bergerie, la porcherie, les poulaillers. La ferme bourbonnaise constituait un univers complexe et très ordonné, presque toujours sur le même plan, sans doute l’aboutissement de toutes les expériences des siècles précédents. L’âge d’or de l’agriculture dans notre région a duré un siècle et demi, de 1800 à 1950. On retrouvait dans les fermes les préceptes essentiels consignés dans le volume agriculture de la Grande Encyclopédie du siècle des Lumières, fruit des recherches des propriétaires éclairés comme Olivier de Serres. Chaque bâtiment avait sa destination et son usage. Il était construit en matériaux locaux adéquats, facile à aérer, à nettoyer, bien adapté aux travaux des hommes et à l’élevage des animaux, chacun selon son espèce. Il apparaissaitt très clairement que toute la terre, prés et champs, avait été gagnée sur la forêt originelle qui de tous côtés l’enserrait. La ferme était comme une île perdue au milieu des bois. Les défrichages avaient dû être progressifs et s’étaler sur des siècles. J’y ai même participé et je le raconterai plus loin.

En venant de Moulins ou de Lusigny, on arrivait à la ferme par le chemin de terre qui ne menait que là. On passait devant l’étang créé sur le ruisseau grâce à une levée de terre qui faisait barrage et sur lequel on avait édifié le chemin d’accès. Au centre de la levée, la bonde munie de son système à crémaillère pour son ouverture lorsque l’on désirait vider l’étang pour le pêcher ou le nettoyer. L’eau se déversait alors dans le ruisseau et était stockée dans l’étang aval de la ferme voisine, et ainsi de suite. Cette grande étendue d’eau de plus d’un hectare avait plusieurs fonctions. La principale était d’être une réserve d’eau, d’être toujours là à disposition en cas de besoin devant la crainte séculaire et bien justifiée de l’incendie, assez fréquent il faut le dire, avant l’installation de l’électricité. C’était aussi un abreuvoir presque naturel pour toutes les bêtes de la ferme. On y conduisait chaque jour boire les vaches et les chevaux. Il n’était pas nécessaire de montrer le chemin de l’étang aux canards et aux oies dont il constituait le pôle principal d’attraction et presque le lieu de vie. L’étang était aussi une réserve de poisson frais. Lorsqu’il était vidé, tous les deux ou trois ans, à la fin de l’hiver, le poisson était vendu aux poissonniers de Moulins. Mais il nous arrivait aussi d’organiser des journées de pêche à la ligne, distraction d’où les enfants n’étaient pas exclus et qui nous permettait d’enrichir l’ordinaire de carpes, de tanches ou de gardons, quelquefois d’un brochet, le poisson de mer étant presque inconnu dans ces contrées si éloignées de tout rivage marin.

Ma famille ne faisait plus maigre pendant le carême. L’usage de l’étang dans chaque ferme, source de poissons pour la nourriture pendant ces quarante jours avait sans doute été introduite par les moines défricheurs de la région entre le Xème et le XIII ème siècle puis imposé et remis en vigueur aux XVIIème et XVIIIème siècle par les autorités ecclésiastiques, reprenant la stricte observance du carême pendant la contre-réforme d’après le concile de Trente.

Tous les bâtiments de la ferme étaient construits sur un monticule dominant le niveau de l’étang de quelques mètres afin de bénéficier d’une zone saine et de ne pas avoir les pieds dans l’eau. Le chemin, passant sur la levée de terre de l’étang, faisait entrer directement dans la grande cour de la ferme autour de laquelle étaient disposées toutes les constructions.

La maison d’habitation était basse, sans étage et toute en longueur comme habituellement en Bourbonnais. On entrait dans la grande salle commune dont le meuble principal était une immense table de ferme et ses bancs de bois de chaque côté. Pièce de travail pour les femmes chargées de la cuisine, la salle commune était le lieu de réunion pour tous les repas : on y voyait tout le monde plusieurs fois par jour. Le café se prenait au réveil, souvent avant le jour, vers cinq heures en été, quelquefois même avant. Puis vers huit heures, c’était le déjeuner qu’on appelait la soupe, mais qui était un véritable gros repas après trois heures de travail physique, puis le goûter vers midi. Le quatre heures se prenait en été dans les champs sur le lieu du travail et enfin la soupe du soir à la tombée de la nuit était le dernier repas, réunissant toute la famille et souvent le plus long repas de la journée.

La salle commune, pièce centrale de la maison avec ses grosses poutres de chêne noircies par la fumée communiquait avec toutes les autres pièces qui étaient des chambres : deux à gauche, une pour ma grand tante, sœur de mon grand père Michel et son mari, l’autre pour leur fils René et son épouse ; deux à droite, une pour les garçons, une pour les filles. Au bout du bâtiment une autre chambre, celle du laboureur ouvrait directement sur l’extérieur et était donc de ce fait complètement indépendante.

Sur l’autre pignon, au sud, un escalier de pierre conduisait au grenier dont le plancher de chêne recevait les récoltes de grain par espèces : le blé en gros tas blond roux, l’orge jaune pâle, l’avoine foncée, presque noire pour les chevaux. Dans un coin, on voyait une pile de sacs de jute, les double décalitres en bois et métal, les pelles tout en bois et la bascule pour les pesées. Le parfum du grain après la batteuse est inoubliable. S’agenouiller, puis plonger ses deux mains et les remplir de grain pour les porter à ses narines comme je l’avais vu faire par mon grand oncle ou mon cousin René, ou bien choisir un grain de blé, le casser en deux sous la dent pour en admirer les différents composants et en connaître la texture, puis mâcher, longuement plusieurs grains, assez longtemps pour en extraire l’amidon et enfin recueillir la boulette de gluten élastique entre les doigts faisaient partie des rituels paysans que l’on n’oublie jamais..

La porcherie de la ferme était très active. Au principe de base : « dans le cochon tout est bon ! », on ne faisait aucune entorse. Le porc fournissait viande fraîche, salaisons, jambons et saucissons, saucisses, pâtés divers, andouilles et andouillettes, boudin, lard, saindoux et grattons. Une panoplie complète de viandes et graisses pour préparer un nombre presque illimité de plats tout au long de l’année.

Toute l’alimentation de nos compagnons porcins était fournie par la ferme. Pommes de terre, orties ou trèfle, farine d’orge, son et « reprain », restes de cuisine ou du jardin. Non seulement dans le cochon tout est bon, mais, comme nous, il mange tout ce qu’on lui donne. Et comme en ce temps-là on ne comptabilisait pas le temps passé à travailler pour les cochons, le prix de revient s’en trouvait fort bas car on n’achetait rien pour eux à l’extérieur. L’élevage porcin est sans doute une bonne image de l’autosuffisance alimentaire de la ferme, mais aussi de son autarcie qui remonte au néolithique et à la domestication des porcs.

La porcherie était construite tout en longueur. Au centre, une pièce d’assez bonnes dimensions servait au stockage et à la préparation de la nourriture. Un long couloir assez étroit traversait l’ensemble du bâtiment et permettait d’accéder à toutes les cases réparties de chaque côté : une trappe libérait l’accès de l’auge pour verser le seau de nourriture. Une seule porte de la soue communiquait avec l’extérieur pour l’unique entrée et sortie de ses occupants en début et fin de séjour.

A une des extrémités de la porcherie trônait le verrat, énorme, le plus souvent couché, endormi. Nous venions le voir avec appréhension en nous hissant sur nos petites jambes pour le regarder par dessus le muret. A l’autre bout du bâtiment, plusieurs cases étaient occupées par les truies reproductrices. Quel spectacle de voir une truie allongée sur le flanc, ses gorets tout roses couinant à qui mieux mieux, se bagarrant pour téter les mamelles offertes. Jeux, galopades, chamailleries, agitation continuelle des petits contrastant avec l’impassibilité de leur mère attendant patiemment que jeunesse se passe, sans aucune mimique trahissant impatience ou nervosité, couchée sur le flanc pour garder à portée des petits groins les mamelles offertes.

Le reste de la porcherie recevait par catégories d’âge et de sexe les nourrains. Leur seule préoccupation, du jour de leur sevrage au jour de leur mort consistait à manger et dormir, autrement dit un seul but : faire du lard. Et tout cela, sans qu’ils ne s’en doutent jamais, pour finir sous le couteau du charcutier dans un ultime et déchirant couinement d’agonie.

En été, après les moissons, les nourrains avaient la belle vie. Nous les emmenions pâturer dans les étroubles de blé ou d’orge. Il était de coutume à cette époque-là de moissonner tôt en saison, au début juillet, puis après le charreillage, c’est-à-dire le transport des gerbes sur l’aire de battage près de la ferme, de passer la déchaumeuse à disque ou la herse canadienne à dents et de semer du trèfle qui levait en quelques jours après un orage ou une soirée de pluie. Avec un garçon de mon âge, nous partions très tôt, au lever du jour, avant 5 heures, avec notre troupe de cochons et un ou deux chiens pour nous aider dans notre garde. Les cochons sont beaucoup moins bêtes qu’on ne le pense généralement : nos contemporains de cette fin de siècle ne connaissent le cochon que sous la forme de saucisson ou de deux tranches de jambon découennées sous plastique. Qui aujourd’hui est encore familier de ces animaux-là ? Quel enfant d’aujourd’hui pourra encore se vanter d’avoir gardé les cochons ?

Le premier jour était le plus difficile, mais à partir du moment où ils avaient compris où on allait et comment se déroulait l’opération, tout allait bien et se déroulait dans l’ordre. Le temps d’ouvrir les portes des cases, de rassembler 30 ou 40 porcelets, courant, couinant dans la cour de la ferme, puis de partir, un gamin devant, l’autre derrière le troupeau par le chemin menant aux champs, encadrés par les chiens qui allaient et venaient, mordillant les jarrets des récalcitrants, des audacieux ou des indépendants, histoire de se faire respecter, tout se passait bien.

Vers 7 heures, 7 heures et demi, quelqu’un de la ferme nous apportait de la soupe bien chaude dans deux petits pots de fer émaillés fermés par un couvercle, chacun le nôtre, avec une cuillère. Assis par terre, la haie derrière nous encore recouverte de rosée, à l’abri du vent, nous profitions du soleil du matin, du silence et de l’air frais, mais aussi de cette délicieuse soupe de légumes trempée de pain et agrémentée d’un morceau de petit salé. A la ferme, nous avions toujours la même soupe au repas du matin, la soupe, plat qui a donné son nom à ce repas. Nous ne quittions pas des yeux nos protégés, car si l’un d’eux s’échappait dans le bois voisin, il n’était pas facile de le retrouver et de le ramener. Les deux chiens assis à côté de nous surveillaient aussi, d’un œil, le troupeau, de l’autre notre gamelle sachant bien qu’un petit os ou un morceau de cartilage leur serait destiné ou même lorsque nous étions repus, l’honneur de finir la soupe à même le pot à grands coups de langue et de regards reconnaissants. Le dessert était derrière nous sur la haie de ronces, de grosses mûres juteuses qui nous laissaient les doigts, les lèvres et la langue du plus beau violacé, quelquefois une pomme ou des noix. Et nous restions dans les champs une grande partie de la matinée, avant la grosse chaleur de ces journées de fin juillet, d’août et de septembre. Nous n’avions pas de montre et il ne fallait pas rentrer avant dix heures environ, à l’heure du soleil bien sûr, la seule heure pratiquée à la campagne à cette époque. Notre cousin René nous avait installé un cadran solaire rustique : un bâton de noisetier aussi grand que nous planté en terre, un trait sur le sol. « Quand l’ombre arrive sur la marque, vous pouvez rentrer ! » Simple, lisible, inusable, le cadran ne se déréglait pas de tout l’été. Les matins se suivaient et chaque jour au lever du soleil, nous trouvions dans les étroubles soit un lièvre qui détalait pour s’arrêter vingt mètres plus loin pour nous regarder assis sur son cul, soit des lapins de garenne à foison, boule fauve et petite queue blanche qui s’enfuyaient à notre approche pour se réfugier dans la haie, ou une compagnie de perdreaux de l’année qui s’envolait bruyamment en nous entendant, ou encore une volée de faisans à la recherche des épis oubliés ou de quelque fourmilière. Bien sûr, nous rendions fidèlement compte au repas de midi de nos observations cynégétiques à notre cousin qui était grand chasseur. A l’ouverture, il savait, à force de fréquenter chaque pré, chaque champ ou parcelle de bois de sa ferme, le nombre exact et le lieu de remise de toute la faune sauvage de son petit royaume. Le service de renseignements fonctionnait bien et au fil des jours recoupé par plusieurs observateurs. On arrivait à connaître le gîte de chaque capucin, le nombre de perdreaux de chaque compagnie, les grises et les rouges, l’évolution du nombre de jeunes faisans de chaque couvée. On racontait aussi si nous avions trouvé les traces nocturnes des renards ou des sangliers, le pied des chevreuils sortis du bois, la nuit, pour brouter.

Une année, il y eut un événement assez rare. Une truie donna naissance à une portée de quatorze porcelets. Ne possédant que douze tétines, il fallait trouver rapidement une solution à cette anomalie de la nature. On pouvait laisser faire la sélection naturelle et voir disparaître les deux plus faibles à bien brève échéance. Le hasard voulut qu’au même moment, une des chiennes de berger de la ferme, dont je ne me souviens pas le nom mit au monde ses chiots. Notre cousin René tua les chiots, comme on faisait habituellement à la ferme pour réguler les naissances, subtilisa deux porcelets en surnombre pour les confier couinant et gigotant à la chienne. Quel spectacle pendant plusieurs semaines ! Les deux porcelets roses et potelés tétaient la chienne qui les adopta aussitôt comme ses petits, les couvait des yeux avec tendresse, les léchaient comme ses propres petits. Geignant et grognant de plaisir, le groin perdu dans la fourrure noire et blanche toute frisée de leur « mère » nourricière, ils grossissaient de jour en jour. Tout le monde semblait y trouver son compte. La chienne compensait sa frustration de progéniture, les cochonnets trouvaient attention, nourriture et éducation, peut être un peu trop canine pour eux. Ils grandirent dans l’apparence extérieure du nourrain tout à fait conforme, le groin rose et humide, petit œil vif et rond toujours aux aguets, la queue en tire-bouchon. A l’imitation de leur mère nourricière, ils avaient par certains aspects mutés de porcin à canin. On s’en aperçut plus nettement au moment du sevrage. En liberté avec le troupeau dans les champs de luzerne, ils assuraient aux côtés de leur mère, modèle et tutrice, le rôle de chien de berger. Ils couraient à droite, à gauche, pour rassembler ceux qui s’éloignaient trop et commençaient à nous obéir à la voix : « Va chercher là-bas ! Ramène ! Reviens par ici ! Doucement. Voilà, ça va. Calme. C’est bien, reviens ici, au pied. »

Quelques mois plus tard, nos deux « chiens de garde » devinrent en toute bonne logique jambon, boudin et saucisson qui n’avaient, aux dires de tous pas du tout le goût de chien.

Nous étions très nombreux à la ferme. Tous les jours douze ou quatorze alignés sur les bancs de chaque côté de la grande table de bois, surtout pour les repas du soir. En été, le matin et le midi, nous mangions souvent dans les champs sur le lieu de travail. Nous étions nombreux, mais il y avait du travail pour tous, chacun selon ses possibilités. A nous les petits nous incombaient les menus travaux. Et ils étaient nombreux ! Plusieurs fois par jour accompagner les chevaux boire à l’étang. Rassembler les oies afin de les enfermer pour la nuit. Changer de pré les moutons ou les génisses. Et ce n’était pas toujours facile, même avec notre grand bâton de noisetier de les empêcher de rentrer dans un champ de trèfle ou un pré de fauche. L’activité qui me plaisait le plus consistait à découvrir les nids cachés des dindes, des pintades, des oies ou des canes. Toutes ces pondeuses impénitentes avaient conservé dans leur instinct d’oiseaux sauvages la dissimulation des nids et cachaient leur œufs pour les couver bien tranquillement pour elles toutes seules. Elles avaient bien compris qu’à la ferme, au poulailler, on leur prenait leurs œufs et on les empêchait de couver. Ce pourquoi enfin elles étaient faites : avoir un nid bien caché, pondre, couver, et élever une ribambelle de poussins, d’oyons ou de canetons. Cette mission qui nous plaisait tant s’apparentait à la fois au jeu de gendarmes et de voleurs, aux histoires d’indiens que nous lisions en bandes dessinées, ou aux romans de Jack London ou de James Oliver Curwood . Nous étions sur la piste de la dinde qui vole ses œufs, de l’oie fugueuse qui détourne sa ponte, de la cane qui s’envolait de la cour de la ferme pour se poser en dehors de notre vue. Qu’elles étaient malignes ! Il fallait ruser, se cacher derrière les haies ou les arbres, ramper, se dissimuler dans les herbes ou les blés, rester immobile pour guetter, écouter, l’oreille au ras du sol, tel le jeune Sioux dans la prairie américaine. Nous essayions de surprendre les allées et venues de la dinde noire, de l’oie blanche ou de la cane de barbarie. Quelle joie lorsque nous arrivions à repérer bien caché dans une haie, derrière un vieux chêne étêté, un nid de branchage sur le sol avec ses œufs piquetés tous semblables, bien disposés dans le duvet. Du premier coup d’œil nous savions reconnaître les œufs à leur taille et leur couleur, mais jamais nous ne les touchions. Nous venions, très fiers, rendre compte de notre découverte à notre grand-tante, chef incontestée de la basse-cour : « Je l’ai trouvé, le nid de la grande oie grise, celle à qui il manque des plumes à l’aile gauche. Il est dans la haie, dans le pré du bas, près du ruisseau ! Viens avec moi, je vais te le montrer ! » Et nous voilà partis sur le champ, car il ne faut pas attendre dans ces cas-là. Quand l’oie ou la dinde a fini de pondre ses oeufs, elle couve et ne rentre pas à la ferme le soir venu. Le renard lui le sait et la nuit, couic !, c’est si facile de trucider une oie tout occupée à couver. Quelques jours plus tard on ne retrouve que quelques plumes et des coquilles d’œufs dans une haie sur un nid détruit.

Les oies de la ferme nous donnaient bien d’autres soucis. A chaque fois que nous traversions la cour et que nous rencontrions le troupeau d’oies cancanant en descendant vers l’étang, il n’était pas rare qu’un jars ne soit tenté par nos jeunes mollets. Et c’était horrible le pincement du bec d’oie sur notre peau tendre. Si bien que nous essayions de ne jamais être seul, toujours accompagné d’un adulte, avec un bâton à la main ou bien nous faisions un grand détour.

Notre tâche était aussi d’aider notre grand-tante au moment du plumage des oies. En effet, à cette époque-là, on vendait le duvet fin des oies pour confectionner oreillers, traversins, édredons, matelas de plumes ou couettes. Tout le monde dormait dans la plume, plume dessous, plume dessus, car bien sûr en hiver, pas question de chauffage dans les chambres. Le duvet d’oie se recueille sur l’oie vivante à certaines périodes de l’année. Quand arrivait le jour, il fallait rassembler le troupeau dans un des nombreux poulaillers. Je me souviens qu’il y avait deux parties séparées par un muret plus haut que moi, mais qui n’allait pas jusqu’au plafond, avec une petite porte de communication entre les deux. Ma grand-tante s’asseyait sur un tabouret dans l’une des pièces, un grand tablier bleu sur les genoux, une bauge c’est à dire un grand sac de toile devant elle. Elle plaçait l’oie sur ses genoux, le ventre en l’air, deux pattes palmées battant le vide, la tête coincée entre les jambes et vas-y que je t’arrache tout ce beau duvet léger, blanc et soyeux qui a poussé sous chaque aile.

« Et encore une ! » Elle relâchait la prisonnière déplumée qui s’enfuyait sur ses courtes pattes en battant des ailes et criaillant de manière déchirante dans l’immense cour de la ferme. Jusque là, je n’avais été que spectateur, mais alors commençait mon travail : « Une autre, Daniel ! » Il fallait que je coince une autre victime du déplumage dans un coin de la pièce. Je l’attrapais par le cou, c’est le plus facile et la meilleure manière de ne pas se faire pincer. Puis je la traînais plus que je la portais à ma grand-tante qui s’en saisissait sans ménagement. C’était une grande femme de la campagne, maigre et énergique qui nous faisait à tous un peu peur. Et pourtant tout en gentillesse avec nous, les enfants, si nous accomplissions bien les taches commandées. Nous allions souvent avec elle dans la basse cour pour ramasser les œufs. Les gros œufs blancs des oies, les œufs des canes plus petits piquetés de bleu vert, les œufs des poules à la coquille bistre orangée, les petits œufs des pintades. Ils étaient ensuite triés par catégorie, mais aussi séparés entre ceux qui étaient destinés à la consommation familiale : tachés, fêlés, hors norme, trop petit ou trop gros, les plus beaux réservés à la couvaison, enfin le reste vendu au coquetier qui passait à la ferme pour les acheter.

« Ma grosse poule noire est restée sur le nid ce matin. Elle veut couver. » Elle était aussitôt installée sur une corbeille remplie de paille et garnie d’une vingtaine d’œufs qui allaient combler son désir de maternité. Les bonnes couveuses étaient repérées et d’une année sur l’autre utilisées à cette fonction.

Nos parents nous ont envoyé à Trevesse pendant les vacances, pour souffler un peu, car ils ne pouvaient pas s’occuper de nous pendant toute la durée des vacances scolaires d’été. Nous étions jeunes, huit à dix ans, et nous allions dans la famille de maman, une famille un peu éloignée que nous ne voyions pas très souvent et donc que l’on connaissait mal.

Nous avons vécu une vie très différente de notre vie habituelle pendant nos séjours à Trevesse : dans des lieux nouveaux pour nous, dans une grande ferme avec de nombreuses personnes qu’il nous a fallu connaître. Nous étions en vacances dans le milieu connu de l’agriculture, mais pourtant très différent de ce qui se faisait chez nous. J’ai beaucoup observé et donc beaucoup appris. Je sais maintenant, plus de cinquante ans après que j’ai eu beaucoup de chance dans tous les choix qu’ont fait mes parents.

A la ferme, comme chez nous, nous n’étions pas de simples spectateurs, mais nous participions à tous les travaux selon notre âge et notre force. Et le travail, ce n’est pas ce qui manquait dans une grande ferme comme Trevesse !

– «  Aujourd’hui, on va réparer les clôtures dans les prés de l’étang, »  disait René, « demain ou après-demain on y mettra les châtrons ! » On rassemblait le matériel nécessaire et nous voilà partis : enfoncer les piquets, tendre les fils de fer barbelés, remettre quelques crampons ici ou là, vérifier la bonne fermeture de la barrière, refaire un échalier permettant aux chasseurs de passer sans difficulté au dessus des barbelés.

– «  Demain, il faut aller creuser un abreuvoir dans le grand pré des châtaigniers. J’ai repéré un endroit où il doit y avoir une bonne source. Il nous faudra deux jours. »

Arrivés sur place, il fallait décharger tout le matériel de la carriole tirée par Bijou, le plus beau des percherons de la ferme. Notre cousin René sortait son couteau de sa poche et coupait une baguette de coudrier dans la haie, une branche très spéciale en forme de Y. Puis il déambulait dans le pré au voisinage de la haie, la branche serrée dans ses mains pendant que nous l’observions, calmement assis le cul dans l’herbe. Au bout d’un moment il s’arrêtait : – «  C’est là qu’il faut creuser ! » en frappant le sol de son pied.

A la bêche, à la pioche et à la pelle, nous creusions un grand trou où s’écoulerait la source pour constituer cet abreuvoir. René nous observait :

– « Daniel, tu n’es pas bien fait pour ce travail là, toi ! Tu ne feras pas un bon paysan. Michel, c’est un travail qui lui plaît, ça se voit, hein Michel ? Tu resterais bien travailler avec nous à Trevesse ? »

Mon frère Michel, plus jeune d’un an, effectivement, était plus dans son élément à la ferme qu’à l’école. Tout le contraire de moi. Déjà tout petit, il disait : « Moi, plus tard, je veux être bounhoume, comme mon pépé Claude… » Et pourtant, je me plaisais aussi à Trevesse, mais je trouvais que la pelle et la pioche, la terre et ses travaux, les mains qui brûlaient à tenir le manche des outils, c’était bien dur, trop long et fastidieux. Je m’arrêtais souvent, j’allais m’asseoir dans l’herbe. Déjà tout jeune, je pensais à plein de choses, ma tête était remplie de questions qui attendaient des réponses. Et creuser un trou, un abreuvoir pour les vaches, ce n’était pas exactement dans mes préoccupations.

C’est pourtant au cours de ces deux ou trois séjours à Trevesse que j’ai appris beaucoup de choses, je m’en rends encore plus compte aujourd’hui. Je souhaite à tous les enfants de pouvoir vivre une expérience aussi enrichissante. Une ferme, enfin une ferme traditionnelle comme l’était celle-là est un monde en lui-même, avec une multitude d’activités, de travaux, de machines, d’animaux. Mon idée de proposer un projet de ferme pédagogique pour les enfants des villes qui n’avaient pas la même chance que moi vient sans doute de là. J’ai proposé cette idée à des municipalités dans les années 80, qui à l’époque ont toujours été refusé. Je sais que ce mouvement des fermes pédagogiques existe dans certaines régions. La population française est de plus en plus urbaine et les enfants des villes ont besoin d’un contact avec la nature, autre que la promenade dominicale à la campagne. Un contact avec le milieu qui nous nourrit de produits végétaux et animaux. La plupart des enfants, mais aussi des adultes ne font plus le lien entre ce qu’il y a dans leur assiette et ceux qui l’ont produit. Le lait s’achète en brique au supermarché, où est passée la vache. Les œufs par six ou par douze dans une boîte plastique sont bien loin du cul de la poule qui les a pondus. Et ne parlons pas des animaux, les pauvres petites bêtes, qu’il faut tuer pour les manger. Chacun de nous aime la viande, et il faut bien tuer ces animaux avant de les manger, ne nous cachons pas la réalité ! La nourriture, industriellement préparée, doit apparaître aux consommateurs de manière à ne pas évoquer le gentil animal d’où il provient. La publicité ne peut plus montrer un poulet vivant ou un veau gambadant dans un pré pour nous parler de les manger. Il ne faudrait donc plus tuer les animaux : quelle dérive de la sensiblerie.

Un vrai contact organisé par l’école me semblait une solution très riche pédagogiquement. D’autant plus que dans mon esprit, il fallait coupler les courts séjours dans la ferme de un à trois jours par une information continue, sous différentes formes, écrite, photographique ou télévisuelle, de la vie de la ferme, jour après jour, saison après saison. Aujourd’hui, un veau est né, Mr. R a semé le blé, les pommiers sont fleuris, les canetons ont éclos, le poulain a bien grandi…

Je n’ai jamais pu réaliser ce projet, peut-être trop en avance sur son époque. Je serai satisfait d’apprendre qu’il existe quelque part en France, ou ailleurs.

Une grande partie du mois de juin et début juillet était consacré à la récolte du foin. Quand nous arrivions au 14 juillet, les foins étaient presque terminés et les fenils de Trevesse regorgeaient des différentes herbes séchées, herbes des prairies naturelles, ou bien des prairies artificielles luzernes et trèfles. Les immenses fenils de la grange étaient déjà presque pleins et devaient engranger une masse considérable de nourriture sèche pour les animaux de la ferme pour tout l’hiver. Comment imaginer cette immense grange vide en été totalement occupée au rez-de-chaussée en hiver par l’étable des bovins, excepté une partie très séparée au sud : l’écurie des chevaux.

Dans l’étable, une allée centrale permettait d’accéder à toutes les bêtes attachées bien alignées devant une mangeoire surmontée d’un râtelier pour le foin : les vaches, les génisses, les veaux, les châtrons, les boeufs et enfin le taureau , dans une sorte de box réservé à lui seul. Tout l’hiver, les animaux restaient à l’étable et étaient nourris deux fois par jour, matin et soir. La traite des vaches à lait se faisait également deux fois par jour avant le pansage. Les châtrons et les génisses engraissés pour être vendus avaient droit à un menu particulier de farines de céréales mélangées à des betteraves fourragères ou des tourteaux. Je ne peux plus dire combien il y avait de bêtes au total dans cette étable, mes yeux d’enfant les voyaient innombrables, mais on peut facilement imaginer le volume impressionnant de foin nécessaire à la nourriture de ce magnifique cheptel uniquement composé de race charolaise pure. Mon cousin René JOLY ne se destinait peut-être pas à être fermier, mais il avait après la guerre repris l’exploitation de ses parents sur laquelle il avait grandi. La demande, tant en France qu’à l’étranger de reproducteurs charolais l’avait poussé à se lancer dans cet élevage d’animaux sélectionnés. Ces bovins de race Charolaise pure, tous inscrits au herd-book de l’espèce ont été vendus aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine ou en Australie pour constituer la base de cette race dans ces pays. Chaque hiver, les plus beaux spécimens de ces animaux d’exception étaient tout spécialement préparés pour être présentés aux concours agricole de Moulins, de Varenne ou de Jaligny. Les animaux correspondant le mieux aux canons de la race avaient une nourriture adaptée et ils étaient choyés les jours précédant le concours, faisant l’objet d’un toilettage tout à fait spécial pour les rendre les plus beaux possibles : lavage, tonte d’une bande sur le dos et de la queue, brossés, étrillés, sabots et cornes taillés et lustrés. Il était nécessaire de mettre tous les atouts de son côté pour affronter les autres éleveurs de la région. Quelle fierté pour l’éleveur d’avoir un premier prix pour un jeune taureau, une vache avec son veau ou un groupe de génisses. De les voir avec le ruban bleu-blanc-rouge, de lire son nom affiché et attirer tous les regards des visiteurs et des acheteurs, de pouvoir ramener à la ferme les plaques métalliques de couleur attestant des prix et les clouer sur la porte de la grange comme des trophées.

Et de lire le lendemain dans le journal « La Montagne » la liste des gagnants :

Grand Prix : lot de 5 génisses, élevage JOLY à Lusigny, Allier.

Il y avait de la concurrence entre les élevages, les villages, les régions, entre les départements de l’Allier, de la Nièvre ou de la Saône et Loire, tous les trois pratiquant l’élevage et l’embouche de Charolais.

Début juillet, nous participions à la récolte des derniers foins. La faucheuse, tirée par deux chevaux parcourait le pré de bon matin et coupait à raz de terre l’herbe encore tendre de la rosée de la nuit. La barre de coupe de la faucheuse laissait un andain d’herbe bien régulier au bruit caractéristique du claquement de va et vient de la lame aux dents triangulaires. Cette machine avait été un progrès considérable par rapport à la faux maniée à bras d’homme, faux que l’on utilisait encore pour de toutes petites surfaces ou dans des endroits difficiles d’accès pour un attelage. Il fallait laisser les chevaux se reposer à l’ombre d’un chêne ou d’un châtaignier pour remplacer la lame émoussée par une autre fraîchement affutée. A dix heures, l’attelée était terminée. La faucheuse restait dans le pré pour le lendemain matin. Le faucheur ramenait la lame à la ferme pliée dans un sac de jute. Et l’attelage encore tout fumant des vapeurs du travail repartait vers la ferme et un repos bien mérité. Heureux temps où hommes et animaux ne pouvaient fournir qu’un temps de travail précis chaque jour. Il fallait s’arrêter au bout du champ, se reposer, vérifier le harnachement des chevaux et la machine, manger, boire, pisser et crotter à l’ombre d’une haie ou d’un arbre majestueux et centenaire.

Au retour à la ferme, on nous employait, nous, les enfants pour tourner la meule à eau afin de rendre à chaque petit triangle de la barre de coupe de la faucheuse son tranchant, une vraie lame de rasoir.

Et le lendemain, sous le soleil de l’après-midi, la faneuse, attelée d’un seul cheval retournait l’herbe déjà un peu séchée. Et si le temps était beau, le râteau-faneur mettait le foin en andains le jour suivant. Sur un rythme de trois à cinq jours, l’herbe était fauchée, le foin fané, andainé, puis chargé sur des chars pour le transporter en vrac et le stocker dans les immenses fenils. Déchargé à la fourche et à la force des bras, il était saupoudré avec du gros sel rouge que nous sortions de sacs de jute de 50 kilos. Ce qui donnait lieu à des jeux dans les fenils entre adultes et enfants. A 8 ou 10 ans, nous tenions déjà notre place à la fourche ou au râteau de bois pour ramasser les restes de foin dans le pré, car il ne fallait rien perdre ! Je me souviens de mon grand-oncle, du commis, ou de mon cousin « peignant » le char de foin avant son départ du pré, à la fois pour ne pas perdre la précieuse marchandise pendant son transport, mais aussi pour que ce char de foin soit beau. Il s’agissait de la fierté paysanne du travail bien fait.

A la fin août, après les moissons, une nouvelle récolte de foin, moins importante que la première avait lieu : le regain. Les pluies ou les orages d’été selon les années facilitaient une belle pousse dans certaines prairies naturelles ou dans les champs de luzerne ou de trèfle. On faisait donc une seconde coupe.

Après le 14 juillet, lorsque nous arrivions en vacances à Trevesse, la moisson succédait progressivement à la fenaison.

Dans un premier temps, il fallait sortir la moissonneuse du hangar où elle était stockée depuis l’été dernier. Elle m’apparaissait comme un monstre de métal, de roues, de tiges, de pignons, de bielles, de dents pointues. On commençait par dépoussiérer, nettoyer, puis René graissait les différents rouages et essieux, enfin nous l’aidions à affuter les lames en tournant la manivelle de la meule.

Du haut de mes 8 ans, j’étais très impressionné par cette moissonneuse-lieuse en action. C’était une très belle Mac Cormick à la pointe du progrès, conduite par René installé sur le siège métallique et tirée par trois chevaux, les trois plus beaux percherons de la ferme. Un équipage magnifique de puissance et d’efficacité. Les tiges de blé, d’orge ou d’avoine arrivées à l’apogée de leur maturité étaient sectionnées net par la lame à dents triangulaires, couchées en bon ordre sur un tablier de toile qui les remontait jusqu’à la lieuse crachant bien régulièrement sur le sol des gerbes bien attachées par une ficelle de sisal. On ne dépasserait jamais ce progrès capital en fonctionnement sous mes yeux, la moissonneuse-lieuse remplaçait le travail pénible d’au moins 10 hommes. Avec en plus du travail très bien fait, sans perdre d’épi, avec des gerbes régulières, toutes semblables, bien liées. Je me souvenais de mon livre d’histoire et des dessins de scènes de moisson d’autrefois à la faucille de maigres champs de céréales. A Trevesse, les champs de blés mûrs ondoyaient sous le vent à perte de vue, me semblait-il, et la moissonneuse-lieuse y traçait de larges tranchées d’au moins deux mètres en laissant derrière elle un grand sillon régulier de gerbes. Un seul homme dirigeait de son siège avec ses guides de cuir, un fouet et sa voix l’attelage docile, précis et puissant à la fois. La lame de la faucheuse faisait son cliquetis régulier, et tout le système de poulies, de bielles et de roues dentées donnait à cette mécanique exhibée à la vue de tous une impression de perfection insurpassable de la mécanisation agricole.

Nous suivions la moissonneuse pour constituer les treziots ou teur’ziaux comme on disait, sans doute nommés ainsi parce que constitués de treize gerbes de céréales, trois fois quatre en croix, les épis au centre, et la treizième couchée au sommet, tournée vers l’ouest pour protéger les autres du soleil et surtout des intempéries. C’est une image que je n’oublierai jamais : un champ fraîchement moissonné de chaumes blonds avec son alignement régulier de treziots sous le soleil d’été, la beauté des couleurs de la paille sous le bleu du ciel, l’odeur de la paille et des épis, l’aboutissement du travail de toute une année et du travail bien fait, harmonieux.

Les grandes journées de début août étaient entièrement occupées par la moisson. Toutes les personnes de la ferme participaient aux travaux selon leurs possibilités : les hommes dans les champs, les femmes tantôt à la cuisine pour préparer les repas et tantôt pour les amener à midi sur le lieu de travail souvent éloignés des bâtiments de la ferme. Les enfants travaillaient aussi à construire les treziots, ils allaient chercher un outil, un harnachement, de l’eau ou tout ce qui pouvait manquer sur le terrain de la moisson.

On avait conservé l’habitude d’utiliser l’heure solaire comme souvent à la campagne. Vers 5 heures de l’après-midi, tout le monde faisait une pause, hommes et animaux. C’était l’heure du goûter à l’ombre des arbres, pour abreuver et laisser souffler les chevaux, vérifier leur harnais et le bon fonctionnement de la moissonneuse. La maîtresse de maison en tablier à fleurs apportait à manger, du salé et du sucré et beaucoup d’eau dans des cruches en terre cuite.

Je me souviens que pendant la fenaison et la moisson j’étais chargé d’aller à la ferme pour écouter la radio et rapporter les résultats de l’étape du Tour de France. Je notais sur un petit papier le classement de l’étape du jour, les événements marquants et le classement général. Et je courais vite à travers champs apporter les nouvelles de la journée de course à tous les travailleurs qui, jour après jour, suivaient la grande épopée cycliste très populaire à cette époque.

Je me vois du haut de mes 8 ans, et je n’étais pas bien grand, lire mon papier à tous ces adultes assis par terre qui m’écoutaient en silence et me posaient quelquefois des questions :

15ème étape : Robic, de l’équipe régionale de l’Ouest, passe premier aux cols de Peyresourde, Aspin et Tourmalet. Robic remporte l’étape à Pau avec 10 minutes 43 d’avance sur le second.

Robic se retrouve 5ème au classement général à 8 minutes et 8 secondes de Vietto.

Je devais être très fier sur mes petites jambes.

On connaît l’épilogue de ce fabuleux Tour de France 1947 : Robic n’ayant jamais porté le maillot jeune gagne pourtant le 34ème Tout de France en arrivant premier à Paris ce mémorable 20 juillet. Dans les campagnes on se passionnait pour le Tour, on connaissait le nom des coureurs, les équipes et bien sûr, chauvins on soutenait notre équipe régionale Auvergne ou Centre puis ensuite seulement l’équipe de France. Le lendemain l’un d’entre nous lisait à haute voix le compte-rendu complet de l’étape dans La Montagne. Puis chacun y allait de son commentaire et de ses pronostics pour la suite de la compétition.

Les souvenirs de cette époque m’ont tellement marqué que même aujourd’hui encore il m’arrive de regarder, avec moins de passion certes les reportages télévisés du Tour de France. Les journalistes ne parlaient pas de dopage, d’EPO ou d’amphétamines et les coureurs étaient des héros modernes. Copi, Bartali, Bobet, Bahamontès ou Charly Gaul ont passionné notre jeune âge au moins autant que les Pieds nickelés, les Trois mousquetaires, Tintin ou Sitting Bull. On ne les voyait pas plus, mais ils étaient bien présents pour l’enchantement de notre enfance.

Les gerbes de céréales continuaient ainsi à murir dans les champs, les grains à se faire comme on disait, dans la chaleur de l’été, pendant trois ou quatre semaines. Puis venait l’opération du charreillage ou charroyage qui consistait à transporter les gerbes avec des chars jusqu’à la ferme sur l’aire de battage. Le char était en bois à quatre roues, deux grandes à l’arrière, plus hautes que moi, deux petites à l’avant qui constituaient un avant-train mobile. Ces chars étaient généralement peints en bleu par le charron du village. On y attelait un cheval dans les brancards, mais en cas de trop lourde charge ou de champ en pente, on lui adjoignait un second cheval en file, simplement lié aux brancards par deux traits métalliques.

Deux hommes lançaient ou tendaient à bout de fourche les gerbes une à une à un troisième juché sur le char qui disposait les gerbes pour organiser la charge. Les gerbes étaient rangées très minutieusement afin de ne pas déséquilibrer le chargement lors du transport. Cette scène se reproduisait de cette manière depuis si longtemps que j’ai du mal à penser qu’elle ait pu disparaître aujourd’hui. On peut encore en voir des tableaux du XIXème siècle dans plusieurs musées de France. Généralement personne n’aime ces peintures au style jugé pompier et pourtant, je suis ému à chaque fois que je vois cette scène de labeur, calme, puissante, tellement symbolique du travail des paysans d’autrefois.

Le char arrivait sur l’aire de battage près de la ferme où les gerbes étaient déchargées et empilées en mailles ou gerbiers à base rectangulaire ou en plongeons circulaires, par espèces : mailles de blé, plongeons d’orge, d’avoine ou de méteil (mélange de plusieurs céréales destiné à l’alimentation du bétail et dont on faisait des farines).

En fonction de la quantité, du nombre de treziots et donc de gerbes, l’un des paysans savait parfaitement tracer la base de la maille ou du plongeon. Ensuite les gerbes étaient placées rangée après rangée, bien tassées les unes contre les autres, les épis tournés vers l’intérieur pour bien les protéger, le cul de chaque gerbe formant la protection extérieure contre la pluie et le soleil. L’édifice s’élevait régulièrement à chaque nouvelle rangée puis se rétrécissait pour se terminer par une seule rangée de gerbes tout en haut. On plaçait alors l’échelle pour permettre à celui qui disposait les dernières gerbes de redescendre. Il fichait des bâtons de noisetier pour assujettir le toit de gerbes et les prémunir contre les grands vents des orages de l’été.

Quelques semaines plus tard commençait la campagne de battage qui s’étalait sur un mois et demi environ dans les fermes de la région. C’était alors l’occasion d’une véritable entraide entre fermiers voisins car la batteuse nécessitait pour la servir une main d’œuvre d’une vingtaine d’hommes environ. On échangeait donc les journées de batteuse d’une ferme à l’autre. Les hommes arrivaient très tôt le matin, avant l’aube, des Belons, des Dioux, des Beaujeans ou des Jaumiers, des Chevaliers ou des Davids. Dans une grosse ferme comme Trevesse, il fallait compter deux jours à deux jours et demi de battage selon les récoltes.

On assistait tout d’abord à l’arrivée du matériel, nouveau par ses formes et imposant par sa taille : l’énorme batteuse Puzenat ou Société Française en bois et en métal sur ses quatre roues de fer était un véritable monstre. A sept ou huit ans, je n’avais jamais rien vu d’aussi grand. Installé à bonne distance pour ne pas gêner les opérations, on regardait l’installation du matériel à portée des différentes mailles. Dans l’ordre le tracteur dont le moteur constituait la force motrice, la batteuse et la botteleuse. Chaque élément était calé bien horizontalement à l’aide de planches et de cales en bois : il fallait soulever les roues à l’aide de cric et vérifier avec un niveau à bulle. Venait ensuite l’installation des longues courroies de cuir qui transmettaient le mouvement à la batteuse et à la botteleuse à paille.

Chaque homme avait choisi ou était désigné pour un poste de travail, je ne sais. Un ou quelquefois deux sur le gerbier lançait régulièrement les gerbes une à une sur le sommet de la batteuse. Chaque gerbe, une à une, était saisie par un ouvrier asservi au rythme de la machine, à genoux devant la gueule grande ouverte du batteur tournant dans un vacarme assourdissant, avalant paille et épis après que le paysan, un couteau à la main, eut coupé la ficelle la liant. C’était à la fois le travail le plus pénible et le plus dangereux. Dans la poussière, la chaleur d’août et le bruit infernal du batteur tournant sans cesse devant lui, juché tout en haut de la batteuse et obsédé par le rythme de la machine, le titulaire de ce poste était changé régulièrement. On racontait que chaque année, l’un d’eux, rompu de fatigue, hypnotisé par la gueule grande ouverte du batteur y était tombé, happé par le mécanisme en rotation.

Il fallait d’autres hommes aux différents postes pour servir le monstre. L’un recueillait le grain qui coulait régulièrement dans les sacs de jute. Un autre pesait chaque sac, tout juste 100 kg, un quintal et l’inscrivait sur le carnet pour tenir les comptes de production et en déduire le rendement. D’autres, parmi les plus costauds effectuaient le transport des sacs jusqu’au grenier où le grain était répandu sur le plancher pour y sécher à nouveau. D’autres encore s’occupaient de la paille qui sortait à l’arrière de la batteuse et aussitôt reprise par la presse qui éjectait régulièrement de grosses bottes de paille bien attachées avec de la ficelle. Et puis ceux qui construisaient le pailler, c’est-à-dire l’énorme meule de paille que l’on viendra chercher tout au long de l’hiver pour la litière de tous les animaux de la ferme. Il n’y a rien de perdu, tout a un usage, même la balle que nous appelions le balou. Une soufflerie envoyait la balle par un long tuyau pour former un tas qui grossissait de jour en jour. On nous confiait à nous les gamins le travail de répartir le ba lou avec des fourches et de le tasser. Nous jouions comme des fous dans cette matière souple, légère et chaude comme sur un trampoline, à sauter, rebondir, s’enfouir, se poursuivre… Jusqu’au jour où l’un d’entre nous transperça la cuisse de son copain avec une fourche. Un drame qui aurait bien pu être pire. Le jeu fut terminé, au moins pour cette année-là !

Le soir venu, fin de journée brûlante d’août, souvent orageuse, rompus de fatigue et de bruit, les hommes de la batteuse retiraient leur mouchoir de cou, secouaient leurs vêtements recouverts de poussière du plat de la main, et s’asseyaient en silence pour se désaltérer. Certains allaient ensuite se baigner dans l’étang tout proche, d’autres se passaient simplement la tête sous un robinet pour retrouver quelque fraîcheur, d’autres enfin restaient assis à l’ombre d’une meule ou d’un arbre, comme hébétés par toute une journée de travail, une cruche d’eau fraîche à portée de main. Un temps de silence retrouvé s’écoulait avant le repas du soir, un temps de retour au calme pour le corps, le cœur et l’esprit. Il se formait de petits groupes de discussion dans un coin de la cour, plus loin, un autre montrait son nouveau vélo avec cale-pied comme les coureurs du Tour, un solitaire s’isolait pour lire « La Montagne », d’autres enfin organisaient la sortie du dimanche à la fête patronale du village voisin où le bal constituait un des rares moments de fréquentation des jeunes filles à marier.

Deux ou trois hommes continuaient leur travail autour du monstre pour le nettoyer, le graisser, retendre les courroies, vérifier le fonctionnement de toute cette complexe mécanique afin que tout soit prêt le lendemain matin pour une nouvelle journée de travail. Mon cousin René venait voir le carnet pour se rendre compte de la production de la journée, puis il montait au grenier admirer les tas de blé, d’avoine ou d’orge mis à sécher sur les planchers. « Ça a bien grené cette année » disait-il, content de son travail.

– « A table, à table !… »

Personne ne se faisait prier. Durant la période de la batteuse, le repas du soir était le principal repas de la journée, le plus long aussi. La grande table de ferme était occupée selon un ordre de préséance non dit où chacun trouvait sa place. Le menu était simple mais roboratif, à base de produits de la ferme. Ce n’était pas une très bonne période pour les volailles : les poulets avaient été saignés la veille, mon cousin René avait coupé les cous des canards ou des oies à la hache sur le billot. Les hommes assis mangeaient en silence, lentement et d’abondance. Les femmes s’activaient aux fourneaux et pour apporter les plats sur la table ainsi que le vin et l’eau.

La vraie fête avait lieu le dernier soir dans chaque ferme, avec un exceptionnel qui faisait l’orgueil de la maîtresse de maison ; puis venaient des chants, des histoires drôles, des plaisanteries grivoises sans cesse répétées. Du haut de mes 8 ou 9 ans, j’ai beau ouvrir grands mes yeux et mes oreilles, je ne comprenais pas tout. Je savais bien qu’il se disait des choses qui tournaient autour des mauvaises pensées dont nous avait parlé le curé Jonon au catéchisme sans nous dire exactement de quoi il s’agissait, si ce n’est des histoires de garçons et de filles. La soirée se prolongeait et après cette dure journée de travail ils n’avaient pas sommeil. Les plaisanteries de plus en plus grivoises faisaient se tendre les oreilles. Les uns évoquaient le conseil de révision et leur visite aux 6 fesses à Moulins. De quoi peut-il bien s’agir avec un nom pareil ? On racontait aussi que untel et untelle et bien…J’étais trop jeune pour me rendre compte de tout ce qui se passait autour de moi, mais je voyais bien que les jeunes, garçons et filles n’étaient pas si fatigués la nuit venue. Je ne comprenais pas tout, mais j’en savais assez pour ne pas être dupe et, hélas, encore trop jeune pour pouvoir participer à ces jeux là, pour les suivre dans les fenils ou derrière les haies sous la lune et les voir revenir à la table commune le feu aux joues et l’œil chaviré.

Quelques-uns dormaient sur place, d’autres repartaient dans la nuit pour les fermes voisines. Mes yeux étaient lourds, j’avais comme du sable sous les paupières. Je regagnais ma chambre mais j’entendais encore l’animation dans la grande salle commune de la ferme juste à côté avant de tomber dans le grand sommeil réparateur.

L’énorme matériel de battage reparti vers la ferme voisine, il fallait tout ranger, remettre les outils en place pour la batteuse de l’année suivante. Chatenet, le commis de la ferme, allait suivre la batteuse de ferme en ferme pour « rendre » les journées de batteuse.

Dans l’immédiat après guerre, la saison de la batteuse constituait un temps de travail très intense, le couronnement des efforts de toute une année de travaux dans les champs. C’était aussi un moment, une parenthèse dans la suite monotone des jours où tous les travaux se faisaient, seul ou en famille, une courte période où la ferme était envahie par les jeunes hommes de la voisinée que l’on ne voyait pas le reste de l’année. Cette courte période de la batteuse était aussi marquée par des journées de bruit inhabituel dans les campagnes où tout se faisait encore sans moteur, à la main, à la force musculaire des hommes et des animaux, les chevaux et les bœufs. La batteuse a représenté le début de la mécanisation dans les fermes bourbonnaises. Ce n’est que dans les années 50 et 60 que les tracteurs ont commencé à remplacer très progressivement la traction animale pour effectuer les gros travaux de labour, de hersage, de semis, de fauchage et de transport. Puis est venue la moissonneuse-batteuse avec une barre de coupe de 2 ou 3 mètres, conduite par un seul homme, faisant seul le travail de 10 ou 20 hommes, jour et nuit. J’entends encore mon grand-père Jean, le boulanger de Thionne fulminer contre la moissonneuse-batteuse et les nouvelles variétés de blé américaines qui avaient sonné le glas du bon pain d’autrefois. Pourquoi avoir abandonné les bonnes variétés de blé panifiables traditionnelles utilisées depuis des siècles ? Pourquoi moissonner si tôt en saison, aussi vite, sans laisser comme il disait le blé « se faire » dans l’épi, mûrir tranquillement sur pied d’abord, puis en treziot dans le champ, dans la maille ensuite, puis battu bien sec et enfin conservé dans un grenier bien aéré, remué à la pelle de bois quand il le fallait ? Autrefois, c’est-à-dire du temps de sa jeunesse, on savait prendre son temps pour une récolte en étapes obligées sur 2 voire 3 mois avant de conduire le grain au moulin. Moulin qui n’en est plus un puisqu’on l’appelle maintenant minoterie. La différence n’est pas que de nom : les meules de pierre ont été remplacées par des cylindres d’acier et la farine n’est plus la même. Broyer les grains de blé entre deux pierres tournant  lentement, c’est très différent d’écraser entre des rouleaux d’acier tournant à grande vitesse. La vitesse, toujours la VITESSE … ! Ne serait-ce pas le maître mot de 20ème siècle : vite, plus vite, toujours plus vite !…

Et pourtant la mécanisation a représenté un immense espoir pour le monde paysan. Elle a permis de ne plus être à la merci des animaux de trait qu’il faut régulièrement laisser se reposer au bout de la raie de labour, leur donner à manger et à boire, faire des attelées de 3 heures, s’arrêter encore. Une vie plus lente, plus calme auprès des animaux. Et puis les animaux, chevaux et bœufs ont été remplacés par le tracteur, avec un moteur thermique consommant de l’essence ou du gas-oil, fumant et pétaradant tout au long de la journée. Quelle fierté que ces premiers tracteurs aux couleurs vives pour les jeunes propriétaires ! Un seul homme, un tracteur et une charrue à socs multiples labouraient plus en un seul jour que 10 laboureurs, avec moins de fatigue, du beau travail, bien régulier. Au bout du compte, les paysans y ont-ils vraiment gagné ? Ils se sont endettés pour acheter tout leur matériel et c’est principalement le Crédit Agricole qui s’est enrichi et qui tient sous sa coupe les agriculteurs. Un seul homme est resté dans chaque ferme, les frères et les sœurs sont partis à la ville trouver un travail. Seul, sans laboureur, sans commis, à tout faire eux-mêmes en se mécanisant toujours plus et dans l’obligation d’agrandir la superficie de la ferme pour survivre. Ils se sont fracassé le dos sur les tracteurs, secoués, vibrés toute la journée. Pendant 2 siècles, la campagne bourbonnaise n’avait que très peu changé, mais en 20 ans seulement, tout a été modifié par la mécanisation. Le paysan est devenu un entrepreneur.

Après la batteuse, la ferme redevenait silencieuse. Un autre événement annuel approchait et il fallait le préparer : l’ouverture de la chasse. Les fusils rangés bien graissés depuis la fermeture étaient ressortis, nettoyés, bichonnés. Et il fallait faire de nouvelles cartouches. C’était l’occupation d’une veillée, voire de plusieurs. Tout le matériel était sorti sur la grande table : les douilles vides récupérées, les outils pour peser, remplir les cartouches, les sertir. Du matériel acheté par correspondance à Manufrance à Saint-Etienne, le fournisseur des chasseurs. Il fallait d’abord ôter l’amorce usagée du culot de cuivre, sertir une amorce neuve, puis verser une dose de poudre avec une chargette mesurant la quantité de poudre nécessaire, placer une bourre de liège ou de feutre et mesurer à l’aide d’une autre chargette les plombs, placer le cartons portant la taille du plomb : 4, 5, 8. Et ne pas se tromper ! Enfin sertir la cartouche finie à l’aide d’un sertisseur à manivelle fixé sur la table. Travail de précision, si minutieux que le plus grand silence régnait dans la pièce. A la fin, on avait sur la table les cartouches terminées, prêtes pour l’ouverture rangées par numéro de plomb et par couleur pour ne pas les confondre : des douilles bleues, rouges, vertes ou jaunes.

« Demain nous essaierons les cartouches de 8 où nous avons mis les nouveaux croisillons à dispersion » décida notre cousin René.

Le lendemain matin en effet, je fus chargé d’aller fixer une page du journal local « La Montagne » sur la porte de la grange avec des punaises. René mit une de ces cartouches dans le fusil, épaula et tira. Puis nous avons compté le nombre de trous causés par le petit plomb et observé sa dispersion.

– « C’est bien dit René. Enlève cette feuille et met m’en une autre. » Et il tira à nouveau pour vérifier. Obtenant le même résultat, il fut satisfait.

Tout était prêt pour l’ouverture : le matériel, les vêtements, les chiens. De plus, le grand-oncle, le cousin René et le laboureur Chatenet savaient où se trouvaient les faisans, les perdreaux et les lièvres. Le grand événement de l’année dont ils avaient été privés pendant les 5 années de la guerre pouvait avoir lieu.

Je me souviens aussi qu’une année, les hommes avaient défriché une partie de forêt sur la ferme. Les arbres avaient été abattus pendant l’hiver, les souches arrachées. Afin de préparer ce nouveau champ pour la culture, nous devions le labourer. L’oncle et le cousin René avaient attelé trois paires de bœufs blancs à une énorme charrue brabant. J’avais un aiguillon, un grand bâton de noisetier avec un clou de fer au bout qui me servait à piquer les bœufs de tête pour les faire démarrer quand mon cousin me le demandait. Un attelage comme je n’en avais jamais vu s’ébranlait, d’une puissance terrible, mais très douce et qui s’arrêtait au moindre obstacle, une grosse pierre ou une souche oubliée que nous sortions de terre avant de redémarrer. Un attelage de chevaux auraient cassé le matériel ou les harnais ; pas les bœufs.

J’ai passé des vacances merveilleuses à Trevesse, même si ce n’était pas toujours de tout repos. Je pense que mon frère Michel aussi, lui qui était encore plus que moi dans son élément dans une grande et vraie ferme. J’en ai gardé de multiples souvenirs encore très présents aujourd’hui, 65 plus tard.

Je me souviens du dimanche matin où l’on ne travaillait pas, en principe. Sauf urgence de foin ou de moisson. Nous entretenions le harnachement des chevaux : il fallait vérifier les cuirs et les boucles, faire briller tout ce qui était en cuivre notamment les grelots des colliers des chevaux. Et il y en avait une ribambelle sur chaque collier ! Remettre du chanvre à l’extrémité des fouets et apprendre à le faire claquer, d’un coup sec du poignet. C’était même le concours de celui qui le ferait le mieux claquer. Des occupations de petit paysan…