Cadet.
A la fin de la guerre et pendant toute mon enfance, le village de Thionne comptait environ 700 habitants. Dans ce petit bourg agricole de l’Allier, l’essentiel de la population était composée d’agriculteurs dans des fermes isolées, d’ouvriers agricoles, de quelques commerçants et artisans au bourg, des châtelains dans les deux châteaux des Fougis et des Gouttes et qui s’appelaient tous les deux Clayeux, l’oncle et le neveu.
Bien sûr, enfants de commerçants, habitant le bourg, à la boulangerie, nous connaissions à peu près tous les habitants. Mais il y avait des figures plus marquantes, des personnages d’autrefois qui ont laissé des traces dans ma jeune mémoire.
Le premier dont je voudrais parler, nous l’appelions Cadet. Oh ! ce n’était pas le Cadet Roussel de la chanson enfantine. Ni un cadet de Gascogne, ni un cadet de bonne famille. Il s’appelait en réalité Leduc, je crois, Gustave Leduc mais nous ne le connaissions que par son surnom Cadet. D’où venait ce nom, nous ne l’avons jamais su.
Les enfants sont observateurs, mais cruels comme le montre le souvenir du Cadet de Thionne.
Cadet habitait les Brunets, un hameau s’allongeant le long de la route qui va du bourg de Thionne au carrefour de la Pierre qui Danse, à 2 km du bourg environ, au milieu des bois de Jaligny. Il vivait avec sa famille, sa femme, ses enfants, dans une petite locaterie, une maison louée avec 2 ou 3 hectares de terre. Ce qui ne permet pas de vivre, seulement de survivre. Quelques cultures diverses, la volaille, le cochon, le jardin, les fruits du verger. Cadet, comme la plupart des locatiers avait une activité à l’extérieur pour faire de l’argent frais afin d’acheter tout ce qui ne pouvait pas être produit. Il avait un cheval et une vieille carriole ou plutôt une sorte de tombereau à deux roues avec un plateau et deux ridelles sur le côté, ouvert à l’avant et à l’arrière. Comme tous les autres chars, tombereaux, carrioles et charrues du village, il avait dû il y a très longtemps être peint en bleu par Louis Bernard dit Tata le charron du village. Mais de la couleur, il en restait bien peu.
Cadet se louait donc à la journée ou à la tâche, je ne sais, et débardait le bois de chauffage dans les forêts de la région. Thionne et les communes voisines possèdent la moitié de leur superficie en bois et, à cette époque, à la fin de la guerre, tout le monde sans exception se chauffait au bois. Cadet donc, avec son cheval et son tombereau transportait des stères de bois, du lieu de l’abattage soit sur le bord de la route pour le chargement des camions, rares en ce temps là, soit directement chez les personnes qui avaient acheté ce bois. Il passait donc sa journée en forêt avec son cheval, quelquefois avec son fils qui venait l’aider le jeudi, jour de congé, le plus souvent seul. Charger 2 ou 3 stères de bois, rouler dans de mauvais chemins de terre aux multiples ornières, faire une belle pile de bois bien rangé le long de la route. Un arrêt casse croûte à midi, le cul sur une souche dans le silence des chants d’oiseaux. Une vie simple et monotone sans cesse recommencée.
Le soir venu, après une dure journée de travail en forêt, dans le froid et la boue, seul, à ne parler qu’à son cheval, le plus souvent pour l’engueuler, quoi de plus naturel, de plus humain que de s’arrêter au bistrot avant de regagner sa maison pour y manger la soupe avant de se coucher. Le cheval qui devait bien avoir lui aussi un nom et que j’ai oublié savait que sur le chemin du retour on s’arrêtait chez la Maria Grand chaque soir en passant au bourg. Cadet vidait une chopine de rouge avec les copains, les anciens, ceux de la grande guerre, ceux qui étaient revenus entiers de la grande boucherie là-bas quelque part dans le nord. Quand je dis une chopine, c’était sans doute plusieurs ou bien de nombreux petits canons de rouge dans ces petits verres ronds à épais fond de verre. Il avait toujours une grande soif, Cadet, le soir après sa journée de travail. Il n’était ni bien grand, ni bien gros, un petit bonhomme sans âge habillé d’un pantalon gris foncé ou noir avec une veste de chasse en velours côtelé noir et surtout un bon gros nez rouge bourgeonnant bien au milieu de la figure sous ses petits yeux malicieux. La moustache déjà grisonnante trempait dans le vin et il l’essuyait d’un revers de manche. La casquette sans couleur bien définie, crasseuse, cirée, ornée d’une auréole de sueur, était tellement vissée sur sa tête qu’on se demandait s’il la quittait pour dormir. Il la soulevait de temps à autre de la main droite pour se gratter la tête avec cette même main.
Pendant nos jeux, le soir, après la fin de la classe, à la tombée de la nuit, nous avions, nous les gamins du bourg, remarqué le départ de Cadet après son arrêt chez la Maria. Il sortait du bistrot par la petite porte de derrière de son pas lourd et traînant et s’asseyait lourdement sur l’avant de la carriole à gauche, claquait deux fois la langue et disait la même phrase rituelle : « Allez cocotte, on rentre à la maison. » Le cheval, c’était peut-être une jument après tout, le nez contre le mur attendait son maître sans être attaché. A ces différents signaux, il savait qu’il pouvait repartir et trouvait seul dans la nuit le chemin du retour. Lorsque cadet était encore au café, nous nous approchions discrètement à deux ou trois de la carriole. Notre faible poids conjugué nous permettait de secouer le brancard comme lorsque Cadet s’y asseyait, l’un de nous claquait la langue, deux fois, un autre disait avec une voix grave et l’accent bourbonnais : « Allez Cocotte, on rentre à la maison ! », ce que faisait le cheval, docilement. Et quand Cadet sortait, il n’y avait plus ni cheval ni charrette. Il jurait et traitait ce pauvre cheval de tous les noms, d’un nombre incalculable d’injures que je ne peux reproduire ici. Et il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui à pied, aux Brunets.
La supercherie n’a pas été éventée immédiatement car au village on soupçonnait plutôt un groupe de jeunes plus âgés que nous et très turbulents. Il n’y avait pas beaucoup de distractions et ce genre de blagues plus comiques que méchantes étaient courantes.
Un autre souvenir de Cadet. Un jour, après la guerre, il part livrer sa charrette de bois de chauffage à Moulins. Avant l’aube, il charge ses stères dans le bois des Fougis. Au pas de son cheval, il lui faut bien toute une grande journée pour effectuer l’aller retour, plus de cinquante kilomètres. Donc bien avant l’aube le voilà parti pour Moulins par la route de Chapeau. Arrivé à Moulins qui n’est qu’une petite préfecture de province et une petite ville, il livre son bois dans un hôtel restaurant qu’il connaît pour y être déjà allé plusieurs fois. Et comme d’habitude, le déchargement terminé on lui offre le repas au restaurant avant qu’il ne prenne le chemin du retour. En entrée, la jeune serveuse en tablier blanc lui sert quelque chose qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu et donc jamais mangé, dont il ne sait même pas le nom : un artichaut ! Il le regarde, tourne l’assiette, observe autour de lui les autres convives : personne n’a cette chose dans son assiette. Il trempe son doigt dans le bol de sauce : il connaît, de la vinaigrette, de la sauce pour la salade. Il faut donc manger cet … artichaut… mais comment ? Enfin, il le faut bien puisqu’il est invité, qu’on le lui a apporté, il ne va pas décevoir ces gens si gentils. Et voilà notre Cadet qui mange l’artichaut de la première à la dernière feuille … et le foin avec. La jeune serveuse s’en aperçoit et s’en va, pouffant, avertir le personnel des cuisines et les patrons qui viennent les uns après les autres derrière la porte vitrée voir le phénomène capable de manger tout un artichaut, sans en laisser une feuille, ni le foin !
N’y tenant plus, le patron vient dans la salle du restaurant prendre des nouvelles de son livreur de bois.
– « Alors, Monsieur Leduc, comment ça va ? (il n’y a qu’à Thionne qu’on l’appelle Cadet). Vous avez l’air d’avoir aimé l’artichaut ! »
– « C’est pas mauvais votre art – ti – chaut, mais vous pourriez bien payer une chopine parce que ça a du mal à descendre. J’ai aussi soif que mon cheval quand il a mangé son foin et son picotin d’avoine. »
Et de rire tous les deux.
– « Si vous ne connaissiez pas, Monsieur Leduc, il fallait nous demander. On vous aurait montré ce qu’on mange et ce qu’on laisse ! »
C’était l’histoire de Cadet et de l’artichaut au restaurant à Moulins. Il a souvent raconté cette histoire, bien qu’elle ne soit pas à son avantage. « Quand même, ils en mangent de drôles de choses, à Moulins ! »