Les treuffes

Les treuffes.

           

            Nous étions donc nombreux à la maison : mes parents Jeanne et Henri, mes grands-parents paternels Marie et Jean et nous cinq, dans l’ordre Daniel, Michel, Rolande, Renée et Claude le petit dernier. Ce qui faisait beaucoup de bouches à nourrir, matin, midi et soir.

 

            Comme je l’ai déjà dit, mes grands-parents avaient, outre la maison et les différents bâtiments annexes, acheté quelques terres en venant s’installer à Thionne après la grande guerre, dans les années 30. Parents et grands-parents travaillaient à la boulangerie et à l’épicerie. La production agricole d’une sorte de petite ferme assurait en très grande partie notre nourriture quotidienne. Et en particulier, merci Christophe Colomb, Parmentier et Louis XV, nous pratiquions de manière intensive et systématique la culture de la pomme de terre. Mon grand-père avait établi une alternance : une année les pommes de terre étaient plantées dans le champ des Loges, l’année suivante dans celui de L’étang Landois. Et ainsi de suite…

 

            Chaque année, le rituel saisonnier était respecté. A la fin de l’hiver, lorsque le temps le permettait, le fumier était transporté dans un tombereau tiré par le cheval emprunté à la ferme voisine. Avec Michel, nous faisions tomber le précieux engrais en tas réguliers à l’arrière du tombereau. « Hue ! Bijou ! » pour démarrer et « Oooh ! » pour s’arrêter. Avec chacun un bigot trop lourd et au manche bien trop long pour notre âge, nous tirions de toutes nos jeunes forces. « Hue ! Bijou ! », « Oooh ! ». Les tas de fumier fumant s’espaçaient en tas réguliers. Puis il fallait revenir à la maison, recharger le tombereau, faire un nouveau voyage. Au retour papa s’asseyait sur le brancard du tombereau et tenait les guides, l’un de nous était hissé sur la croupe du cheval, l’autre dans la carriole vide.

 

            Quelques semaines plus tard, souvent aux alentours de pâques, nous étendions le fumier sur le sol. Joseph Bouillot, le fermier du domaine des Noblets, notre voisin, venait avec sa charrue et son attelage de deux chevaux pour labourer. La lèche de terre noire, grasse et luisante glissait régulièrement sur l’oreille d’acier du soc de la charrue, enfouissant fumier et mauvaises herbes, laissant un sillon bien droit sous les pieds du laboureur. Joseph, lui aussi guidait ses deux magnifiques percherons gris pommelés à la voix. Arrivé au bout du champ, il tirait sur la guide pour le demi-tour et l’on revenait pour un nouveau sillon. Je dis nous car nous suivions derrière au pas régulier des chevaux et de l’homme arc-bouté sur les mancherons. Puissance et lenteur de l’attelage qui progressait sans heurt, le laboureur déterminant direction et profondeur du coutre et du soc.

 

            Le terrain labouré, mon grand-père, mon père, Michel et moi, chacun muni d’une pioche, c’est à dire d’une houe plate qu’à Thionne on nommait pioche, nous cassions les mottes pour aplanir et préparer la terre. Venait ensuite par une belle journée de printemps le grand jour de la plantation. Dans l’immédiat après guerre et à plus forte raison pendant celle-ci, il était impossible de trouver du plant de pommes de terre. Il était donc nécessaire au moment de la récolte de conserver les petites pommes de terre pour la plantation du printemps suivant. Il arrivait même par mesure d’économie que l’on coupe chaque tubercule en deux, au couteau, ce qui nécessitait un don d’observation pour déterminer l’emplacement de « yeux », c’est à dire des germes pour que les deux moitiés soient fécondes.

 

            Durant l’hiver on avait « épouçonné » ou dégermé toutes les pommes de terre au moins deux fois, celles pour la consommation comme celles réservées à la plantation  Les plants étaient disposés sur des claies de bois conservées à la cave et les germes ne devaient pas dépasser au moment de la plantation un centimètre environ pour ne pas risquer d’être cassés. L’épouçonnage, à la cave était souvent le travail des enfants.

 

            Les deux hommes faisaient les trous, guidés par un cordeau, l’un de nous plaçait la pomme de terre dans la cavité, l’autre rebouchait le trou. Il nous fallait une grande quantité de pommes de terre chaque année car le précieux tubercule constituait la base de notre alimentation. Et nous étions neuf à la maison auxquels il faut ajouter quatre ou cinq cochons élevés tous les ans. Car eux aussi mangeaient beaucoup de patates.

 

            La culture de pommes de terre, que nous appelions aussi « treuffes », sans doute par analogie avec la truffe, ce champignon noir qui lui aussi se développe sous la terre, cette culture est très simple. Planter, sarcler, butter, désherber et ensuite récolter. Une activité nous était dévolue, à nous les enfants, petits et grands. Munis d’une boîte à conserve vide, le jeu consistait à remplir celle-ci de larves rouges des doryphores qui dévastaient nos plantations. Les insectes ravageurs étaient ensuite écrasés sous des pierres, réduits en bouillie sous nos sabots rageurs ou précipités tout vivants dans le foyer de la cuisinière. « Les doryphores, il faut tous les écraser ou les faire kramer » disaient parents et grands-parents, en se souvenant que doryphores désignaient

aussi il n’y avait pas si longtemps les soldats allemands venus manger nos pommes de terre pendant plus de quatre ans.

 

            Le vocabulaire ne manquait pas pour désigner le tubercule miraculeux qui se reproduisait si bien chaque année. J’ai déjà parlé des treuffes ou treffes, il y avait aussi patates que l’on peut rapprocher des patatas espagnoles ou des potatoes anglaises. J’ai mis beaucoup plus de temps à trouver l’origine de tartouffes ramené d’outre Rhin par les prisonniers et sans doute emprunté au germanique kartofeln.

 

            Lors de la récolte, on opérait plusieurs tris. Un adulte averti, le plus souvent papa, choisissait le plant pour l’année suivante : une petite pomme de terre saine et bien faite. Il en fallait une certaine quantité pour chacune des espèces : les pommes de terre à chair blanche pour les purées ou les soupes, à chair jaune et de forme allongée pour les frites, les roses pour se tenir ferme dans les ragoûts. On ramassait ensuite les grosses qui seraient consommées par les humains, puis les petites pour les cochons. On mettait aussi à part toutes celles qui avaient été coupées ou blessées au cours de l’arrachage et qui seraient consommées les premières.

 

            Au cours de l’année, les cochons mangeaient autant de pommes de terre que nous. Notre grand-père Jean les faisait cuire dans grande chaudière de fonte située dans un appentis situé près de la porcherie. Avec Michel, les deux plus grands, nous étions chargés d’alimenter le foyer en bûches et de surveiller la conduite de la cuisson.

– « Va dire au pépé que ça bout, il y a de la vapeur ! » demandais-je à Michel.

– « Encore une demi-heure et vous n’ajoutez plus de bois » répondait-il.

Les enfants étaient particulièrement intéressés par la cuisson des pommes de terre des cochons car le pépé Jean avait instauré une cérémonie à cette occasion.

– « Michel, va demander un torchon propre à la grand-mère, et toi, Daniel va au fournil et ramène moi la mesure en bois pleine de gros sel. »

Bien sûr, nous savions ce que tout cela voulait dire et même nos sœurs Rolande et Renée arrivaient, ainsi que le petit Claude lorsqu’il fut assez grand pour se risquer dans la cour des cochons.

Nous nous asseyions par terre bien au chaud près de la chaudière encore fumante. Jean soulevait le grand couvercle de fonte pour en extraire une grosse pomme de terre placée sur le dessus. Il l’épluchait avec le couteau sorti de sa poche, la plaçait au milieu du torchon qu’il refermait sur sa main. Trois coups bien à plat de la paume et la pomme de terre bien cuite se trouvait transformée en galette blonde et fumante. Il lui suffisait d’ouvrir le torchon, de saupoudrer quelques gros cristaux translucides de sel sur le dessus et de l’offrir à l’un d’entre nous. Et ainsi de suite pour chacun de ses petits enfants. J’en ai encore le souvenir dans la bouche. Chacun à notre tour, dans le plus grand silence, assis par terre devant la chaudière encore fumante, nous mangions les pommes de terre des cochons. Ai-je dans ma vie rencontré plus grand bonheur ?