La libération

La Libération.

 

          Au printemps de 1945, j’avais 5 ans et demi, j’entendais et je comprenais déjà bien des choses. A propos de la guerre, bien sûr, mais elle était loin : je ne la voyais pas ou si peu. J’écoutais les adultes raconter ce qui se passait dans les bois de Jaligny, les résistants qui faisaient le coup de feu contre les sentinelles allemandes isolées, qui tuaient ou blessaient un soldat d’occupation montant la garde à l’orée du bois au risque de provoquer des raids de vengeance comme aux Brunets ou à Marseigne. J’ai aussi entendu parler des « tours joués » aux troupes d’occupation qui réquisitionnaient le bois, le bétail ou le blé, l’alimentation en général, en leur faisant payer deux fois les marchandises livrées.

          Et à la fin du printemps un nouveau mot apparut : les Américains. « Qu’est-ce que c’est encore que çà ? » Des pas français disait la grand-mère Marie. Ils avaient débarqué en Normandie, là-bas, tout là-haut près du Mont Saint Michel. Sainte Vierge ! Qu’est-ce qu’ils viennent faire chez nous ? Ce sont les libérateurs ! Ah bon !

Si j’ai des souvenirs des soldats allemands à Thionne, c’est à une mémoire visuelle que je fais appel. Le débarquement américain de juin 1944 n’a laissé aucune trace.

          Y avait-il un poste récepteur de radio à la maison ? Je ne sais pas. Je me souviens d’un gros poste de radio dans la cuisine très haut sur une étagère, un gros poste en bois, mais dans les années 50 seulement. Toute la famille écoutait les informations, Zappy Max, Sur le banc avec La Hurlette, des feuilletons rigolos et surtout des chansons de l’époque au grand plaisir de mes sœurs, et de maman aussi qui aimait beaucoup Tino Rossi !

          Les soldats allemands auxquels nous nous étions petit à petit habitués depuis quatre ans faisaient des préparatifs de départ. Ils rangeaient leur matériel, un peu, entassaient des provisions de bouche, beaucoup. Et à la mi-juin, des dizaines de personnes réunies au café parlaient de ce qui s’était passé dans le Limousin, à Oradour-sur-Glane. Des soldats allemands remontant du Sud-ouest vers la Normandie avaient tué tous les habitants d’un village, la plupart brûlés vifs dans l’église, femmes et enfants. A Tulle aussi, ils avaient pendu des hommes aux balcons des maisons avec des crochets de boucher. Quelle horreur ! Ils massacraient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Que faire ? Allaient-ils passer par Thionne ? Fallait-il fuir ? Se cacher ? Mais où ? Dans les bois, disaient certains…Tout cela était-il vrai ? Et on racontait, on racontait, ce qui était vrai, ce qui ne l’était pas…

 

Ce qui m’avait le plus frappé et qui a laissé une trace dans ma mémoire a dû se passer dans la région de Moulins. Il faudrait en vérifier l’authenticité. S’agissait-il en cette fin de guerre d’une rumeur illustrant la cruauté, la sauvagerie de ces soldats épuisés, qui, se sentant pris au piège d’une guerre qu’ils estimaient perdue, abandonnés par leurs chefs, poussés au sud par les alliés débarqués en Provence, coincés au nord depuis juin, et harcelés par des maquisards invisibles de plus en plus nombreux et hardis depuis le printemps 44. J’ai donc entendu raconter cette histoire.

            Dans une ferme, en 44, sans doute en août, c’est la batteuse. A cette époque, les céréales, qu’il s’agisse de blé, d’avoine, d’orge ou de seigle étaient moissonnées en juillet avec une moissonneuse-lieuse tirée par trois chevaux. On laissait sécher les gerbes dans les champs en « treziot » c’est à dire en un assemblage de treize gerbes, trois rangées de quatre en croix sur le sol et la treizième inclinée dessus, les épis en bas, tournée vers l’ouest, direction des pluies. Après la moisson, le grain mûrit, sèche, se fait. Les gerbes acheminées ensuite à la ferme, sur une aire spéciale étaient entassées en gerbiers par espèce : le gerbier de blé, celui d’orge, celui d’avoine. Tout ce travail se faisait dans chaque ferme avec les ouvriers agricoles et les membres de la famille sous la direction du paysan chef de famille donc d’entreprise. Mais il en allait tout autrement pour la batteuse. Il existait des entreprises de battage comme celle des Tournu, allant de ferme en ferme en août. La batteuse demandait la collaboration de vingt à vingt cinq hommes pour son bon fonctionnement. On échangeait donc des journées de travail d’une ferme à une autre.

            Je reviens à mon histoire, enfin celle que j’ai entendu raconter. Par une belle journée, la table de la batteuse est mise sous les arbres, à l’ombre. Une longue table de batteuse sur ses tréteaux, recouverte de nappes blanches car aujourd’hui c’est la fête de la fin de la batteuse dans cette ferme. Et c’est à ce moment-là justement que passe une colonne de soldats allemands remontant du sud par le massif central vers Paris ou vers l’est, l’Allemagne peut-être. Croyant que les paysans français avaient dressés une table pour accueillir les soldats alliés, les américains, les soldats allemands se sont mis avec rage à tirer sur tous ces gens sans défense qui ne comprenaient pas ce qui se passait. Peu ont pu échapper à cette folie meurtrière en se cachant dans les bâtiments de la ferme, sur l’aire de battage ou en fuyant dans les champs et les bois proches.

 

Nous avions très peur en écoutant ces récits de guerre. Etait-ce vrai ? Etait-ce une rumeur ? L’amalgame entre plusieurs faits ayant eu lieu ici ou là ? Ces on-dit colportés de bouche à oreille, déformés, enflés, et qui petit à petit deviennent des vérités. Je ne dormais plus, la nuit, dans l’obscurité de notre chambre. Nous n’osions plus sortir le soir pour aller à la cave ou à l’étable.  De nuit, revenir de la bergerie située à 150 mètres de la maison nous effrayait au plus haut point.

 

            Et puis un jour on l’apprit : il n’y avait plus personne à la Pierre qui danse. Il n’y avait plus de sentinelle, plus de camions, on ne voyait ni voitures, ni soldats. Ils étaient partis, enfin partis, mais personne n’osait aller vérifier, même les plus courageux. C’était sans doute vrai puisque l’on vit arriver les premières tractions noires Citroën avec les croix de Lorraine et les sigles FFI ou FTP peints en blanc sur les portières. En jaillissaient des grappes de jeunes hommes, des sortes de soldats français. Ils étaient maigres, ils étaient jeunes, habillés de bric et de broc, pas de vrais soldats et pourtant ils avaient des armes, presque chacun une : pistolet, fusil de chasse, mitraillette anglaise Sten. Où étaient-ils donc cachés ? Dans les bois bien sûr, et ils étaient nombreux dans notre région, mais jusque là invisibles. Je me souviens des tractions avant Citroën des F.F.I à Thionne, avec les drapeaux bleu, blanc, rouge fixés sur les ailes noires de la voiture ou brandis par une vitre baissée. Nous avions été privés de l’emblème national pendant presque cinq années. Toutes les cérémonies de la libération les ont vus fleurir à nouveau : de vieux drapeaux aux couleurs pisseuses ressortis des caches côtoyant des petits nouveaux aux teintes disparates car confectionnés avec ce que l’on pouvait trouver de tissu bleu, blanc ou rouge. Le drapeau fixé au-dessus de la porte de la mairie, dans la cour de récréation de l’école, était sans conteste le plus impressionnant avec sa hampe de bois bleue surmontée d’une pointe de lance en cuivre. Tout le monde était patriote. Il y avait bien quelques bannières étranges avec des étoiles, des rayures, des croix bleues et rouges, une faucille et un marteau sur fond rouge, mais ce qui envahissait notre paysage était tricolore, trois simples bandes bleu, blanc, rouge. Le maire, le châtelain, les commerçants, les artisans, les paysans, même le curé, tout le monde portait son drapeau, même nous les enfants des écoles nous en avions chacun un petit.

 

Et je me souviens que l’on faisait la fête sans arrêt.

            La plus importante manifestation qui eut lieu à Thionne pour fêter le retour des prisonniers militaires libérés des camps s’est déroulée à la fin du printemps ou durant l’été 45. Je revois des hommes en chemises claires sur la plate-forme d’un camion décoré de drapeaux, de feuillage et de fleurs, précédé par l’harmonie municipale de Jaligny jouant des musiques militaires, et suivi par la population endimanchée du village, un petit drapeau français à la main. Les enfants des écoles étaient là, bien rangés et encadrés par leurs instituteurs. Il y avait aussi les anciens combattants, ceux de la « der des der », la grande guerre, l’autre, celle de 14 avec leur drapeau porté par un ancien de Verdun, notre garde – champêtre tout boitant et dont l’oreille avait été emportée par un balle allemande dans les tranchées. Le conseil municipal au grand complet, Monsieur le maire ceint de l’écharpe tricolore, le curé Jonon soutane noire et surplis blanc. Rassemblement sur la place, puis devant le monument aux morts au milieu du cimetière. Lecture des noms gravés dans la pierre par un grand de la classe du certificat, de ceux, nombreux pour un si petit village, morts pour la France entre 1914 et 1918. Minute de silence. Direction la mairie pour des discours qui nous paraissaient à nous les enfants si longs et incompréhensibles. Et enfin le vin d’honneur, la limonade pour nous. La joie manifestée aussi, joie générale, sans retenue. Appréhension des copains de mon âge qui voyaient leur père pour la première fois. Les soldats français prisonniers en Allemagne revenaient dans leur famille et découvraient leur garçon ou leur fille de 5 ans nés en 39 ou 40 qu’ils ne connaissaient pas, un homme qu’il fallait appeler « papa ». Et puis il y avait les familles, les épouses, les mères qui n’attendaient plus parce qu’elles avaient appris la mort de l’être cher quelque part là-bas à l’est. Ou encore plus cruelle, l’incertitude. Sans nouvelle depuis des mois, des années. L’attente.

 

          Les restes du camp allemand des bois de la Pierre qui danse avaient toujours et pendant longtemps fait l’objet de curiosité et de peur mêlées. En passant tout près on murmurait : c’était le camp des Allemands. D’autres plus hardis ou plus cupides s’y aventuraient pour récupérer ce qui avait été abandonné : armes peut-être, munitions car on disait que des sortes de casemates enterrées dans la forêt servaient à entreposer des cartouches et des obus. Pendant de nombreuses années on a dit que l’en retrouvait encore des choses, sans plus de précision…

 

          Un autre souvenir. Une nuit, il me semble que j’étais très petit, j’étais réveillé, je suis descendu dans la salle à manger parce qu’il y avait du bruit, des voix, de la lumière. J’ai vu mon père habillé d’un long manteau, un passe montagne tricoté main sur la tête. C’était donc en hiver. Il portait déjà sur chaque flanc une musette kaki comme celle des militaires, deux musettes pleines. De quoi ? Maman était là aussi, ainsi que mon grand-père Jean et ma grand-mère Marie et aussi d’autres hommes que je ne connaissais pas. Tout ce monde était grave. Papa a dit au revoir  après que tous aient bu un petit verre de rhum. Où allait-il ? Je ne le lui ai jamais demandé plus tard quand j’ai été plus grand, et lui ne me l’a jamais dit.

 

Il y avait aussi les récits de papa. Henri Marius CHERASSE a été soldat. Il a effectué son service militaire à Metz en Lorraine au 402 ème Régiment de DCA (Défense Contre Avions). Boulanger de profession, il a été cuisinier pendant son service militaire et d’après les photos que je possède il a dû bien rigoler avec ses copains et ne pas mourir de faim (forcément aux cuisines) car il apparaît sur les images rond, replet, rayonnant de santé, rigolant et souvent la bouteille à la main. Il est vrai qu’il a dû être un joyeux luron. Fils unique, élevé dans un bistrot, avec quelques prédispositions de fêtard, il ne pouvait pas être mieux à l’armée que cuistot. Son excellente vue lui a permis d’être sélectionné comme télémétreur dans sa compagnie. A l’aide d’instruments d’optique il devait mesurer l’altitude et la vitesse des avions ennemis afin de régler le tir des batteries de canons anti-aériens. Je me souviens d’un récit entendu plusieurs fois. Le 402 ème DCA effectuait une manœuvre à tir réel dans le camp de Biscarosse dans les Landes. L’armée permettait aux jeunes provinciaux de découvrir des régions inconnues, de voir du pays à cette époque où l’on voyageait peu, avant la généralisation des congés payés. Les exercices de tir réels se déroulaient sur la plage, face à l’océan où la cible était constituée par une sorte de grande manche à air tirée par un avion. Un général avait eu l’idée géniale d’aller voir de là-haut l’exercice et embarque dans cet avion. Que se passa t-il alors : erreur de pointage, imprécision de la visée, machiavélisme de l’officier commandant de tir ?, je ne sais, mais c’est l’avion qui est touché, légèrement et non la manche à air vingt mètres derrière ! Et après le tir, au rapport pour l’ensemble des officiers afin de déterminer les responsabilités. Qui comme dans toute armée ont dû redescendre jusqu’au plus bas échelon. En tout état de cause tirs très efficaces de l’armée française ! Il aimait raconter ce genre d’histoires, Henri. Et bien d’autres dont je ne me souviens plus.

 

            Mon père a été libéré du service militaire obligatoire et est revenu travailler à la boulangerie à Thionne. Il a épousé Jeanne MICHEL le 26 novembre 1938. Maman avait 23 ans et travaillait à la boulangerie épicerie comme bonne à tout faire, embauchée par mes grands-parents après presque dix années passés comme apprentie cuisinière au château de Vaumas. En septembre 39 le soldat CHERASSE est rappelé et au moment de ma naissance, le 11 septembre, il est absent. Je ne sais où il passe la « drôle de guerre », sans doute en va et vient entre la caserne et la maison familiale. Au moins le temps de mettre en route mon frère cadet Michel qui naîtra 11 mois après moi le 10 août 1940. Quant à la vraie guerre de mai – juin 1940, il est aux premières loges sur la frontière belge où il voit passer au-dessus de sa tête des milliers d’avions allemands alors que l’on disait qu’ils n’avaient pas eu le temps d’en fabriquer. Son unité se replie de combats en combats, à la vitesse des avancées ennemies et il est blessé à la tête au cours d’un combat par l’éclat d’une bombe allemande lâchée sur son unité près de Rambouillet. La blessure n’est semble-t il pas trop grave puisque l’armistice de juin 40 arrive alors que sa compagnie, avec camions, canons de DCA et tout le matériel d’accompagnement est démobilisée à Carcassonne. Mon père a eu de la chance, bien que blessé de ne pas avoir été fait prisonnier comme tant de ses camarades de l’armée française. Je l’ai entendu dire que son unité, équipée de camions et d’armes très modernes pour l’époque avaient pour mission, outre de se battre, de ne pas se laisser capturer pour que ce matériel ne tombe pas aux mains de l’ennemi.

 

            Henri, mon père, parlait de cette époque du service militaire et de la guerre comme d’une période heureuse de sa jeunesse. Pour un jeune campagnard du centre de la France, il a voyagé, vu du pays, s’est fait des copains, côtoyé d’autres jeunes français de toutes classes sociales et régions, vécu quelques aventures mémorables. Le service militaire en ce temps-là marquait vraiment le passage de la jeunesse à l’âge adulte. Il me semble l’avoir entendu dire qu’il avait hésité à la fin de la guerre pour devenir militaire de carrière ; ce qui aurait changé beaucoup de choses dans ma vie et celle de mes frères et sœurs.

 

            Démobilisé au début de l’été 40, après l’armistice et l’arrivée du Maréchal Pétain à la tête de l’Etat Français, mon père est revenu à Thionne. Mon village se trouvait alors en zone libre, tout près de la ligne de démarcation au nord, englobé dans une bande tampon entre la zone nord occupée et la zone sud. Vichy, choisi pour être le siège du gouvernement ne se trouve qu’à 35 km au sud. Je n’avais bien sûr pas conscience de ce qui se passait si près de chez nous.

 Je regrette beaucoup de n’avoir pas discuté avec mon père de sa jeunesse, de la période de l’occupation. Ce sujet ne m’intéressait pas, le passé était le passé et je ne voyais que le présent, mon présent et surtout mon avenir. Je ne sais que ce que j’ai entendu raconter dans des occasions diverses. Mais depuis toutes ces années je me suis souvent posé la question de l’engagement dans une période difficile dans la résistance à l’occupant de mon pays. Qu’aurais-je fait ? Quel parti aurais-je pris ? Aurais-je été assez courageux pour entreprendre la lutte comme beaucoup de jeunes hommes et de jeunes femmes à ce moment-là ? Aurais-je résisté à la torture si elle m’avait été imposée ? Ils se sont sans doute décidés sans se poser toutes ces questions, sans en avoir le temps, ou petit à petit sans s’en rendre compte, ou brutalement sans y réfléchir. C’est une question qui m’obsède et qui a longtemps hanté mes nuits peuplées du même cauchemar : je suis poursuivi par des soldats en armes que j’entends derrière moi, ils se rapprochent, se rapprochent, je vais être pris, torturé peut-être, exécuté et … je me réveille en sueur.

 

            On parlait beaucoup de la ligne de démarcation que j’ai franchie pour aller à Moulins après la guerre. Passé le bourg de Chapeau, il y avait, au milieu des bois près d’un ruisseau, au bord de la route, une cabane qui avait abrité les soldats allemands chargés de la surveillance de cette frontière d’armistice et qui resta en l’état longtemps après le fin de la guerre. Enfants, nous cherchions une trace blanche sur la route pour matérialiser cette fameuse « ligne » de démarcation, une ligne comme celle qui délimite le terrain de football ou les deux bases du jeu de barres. Nous avions cherché la ligne de limite entre notre département et le voisin en allant en Saône et Loire à Digoin ou dans le Puy de Dôme vers Clermont. Ou les frontières de notre pays, la France représentée sur la carte de géographie accrochée au mur de la classe. Nous l’avons cherchée la frontière avec l’Italie ou l’Espagne. Qu’est-ce qu’une frontière, sinon une idée, une convention, un accord réciproque ? En tout cas pas une ligne sur le sol comme nous l’imaginions quand nous étions petits.

 

          J’ai entendu raconter aussi que les paysans de ma région « passaient » des hommes, des femmes, des familles entières quelquefois, de la zone nord occupée vers la zone sud dite libre. A leurs risques et périls évidemment. Il était sans doute aussi question d’argent pour passer tous ceux qui désiraient fuir le nord, surtout Paris et les grandes villes pour rejoindre le sud, s’embarquer à Marseille ou un autre port de Méditerranée moins surveillé, ou passer en Espagne en franchissant les Pyrénées. Cette région, située entre Moulins et Vichy est souvent nommée la Sologne bourbonnaise. Elle est caractérisée par un sol très divers, tantôt sablonneux, tantôt argileux où alternent les forêts, les prairies et les cultures. C’est un bocage avec des haies vives, de grosses fermes isolées près d’étangs. Une suite presque ininterrompue de forêts, peu peuplée, est très propice pour un passage discret. L’armée d’occupation bien prise par ailleurs sur d’autres fronts autrement importants ne pouvait pas se permettre de disposer un soldat tous les cent mètres jour et nuit. J’ai entendu dire que les agriculteurs qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes avaient aménagé des tombereaux ou des charrettes avec un faux plancher pour cacher les clandestins et leurs bagages sous le fumier, le foin, la paille ou les pommes de terre. Ils passaient ainsi du nord vers le sud sans éveiller de soupçons, déchargeaient leur deux types de cargaisons quelques kilomètres plus loin à l’abri des regards indiscrets. Puis ils s’en revenaient pensifs et silencieux au pas régulier du cheval, comme si de rien n’était. Le manège aurait pu durer très longtemps sans… des dénonciations. Il y a toujours eu dans nos villages des langues trop longues pour raconter, se vanter, fanfaronner, après quelques chopines au bistrot et des oreilles indiscrètes pour écouter et transmettre aux autorités d’occupation ou à quelque collaborateur zélé ce qui se passait là-bas, dans les bois, la nuit . Un certain nombre de passeurs sont partis un jour entre deux gendarmes bien français pour la « Mal coiffée », la prison allemande de Moulins et ensuite vers d’autres cieux moins cléments, à l’est d’où ils ne sont jamais revenus. 

         

          Et la vie au village a repris son cours. On a encore longtemps parlé de la guerre, à l’épicerie boulangerie Chérasse, à l’école aussi. Les copains racontaient ce que leur père avaient dit en rentrant de là-bas comme ils disaient, de ce qu’ils avaient vu et enduré pendant ces longues années loin des familles. Nous, les gamins, nous regardions ces hommes comme les nouveaux héros, ceux qui avaient souffert pour nous. C’est ce que nous entendions à chaque manifestation des anciens combattants, musique militaire, drapeaux et allocution. « Tu vois, untel, il est revenu malade, il ne peut plus travailler, on ne sait pas s’il va s’en sortir. »

Certains prisonniers sont revenus en bonne santé. De jeunes paysans de 20 à 40 ans en pleine force de l’âge et habitués aux durs travaux de la terre, aux rythmes des saisons et aux intempéries n’ont pas été complètement perdus de faire à peu près la même chose dans une ferme du Wurtemberg, de Saxe ou de Bavière pour remplacer de jeunes allemands partis sur le front russe ou le mur de l’atlantique, dans les sables de Lybie ou dans les flancs d’un sous-marin tapi au fond des mers. Ces français prisonniers et employés dans une ferme pour leurs compétences étaient mieux lotis et mieux traités que leurs copains travaillant dans les mines ou les usines du Reich. A la ferme, il fallait travailler, quelquefois dur, mais il y avait à manger, peu de surveillance, et quelques femmes délaissées par un mari soldat envoyé au loin. Mais d’autres sont revenus brisés, physiquement anéantis par les privations et le manque de soins, moralement abattus par ce qu’ils avaient vu et supporté pendant ces cinq longues années dans des camps pour soldats ou dans des usines.

 

            Je me souviens de ce jeune homme que l’on surnommait « Dachau », j’ai oublié son nom. On devine où il avait été envoyé pour faits de résistance et aussi d’où il était revenu, vivant. Pour moi, enfant de six ans, j’éprouvais un sentiment très bizarre à voir tout près de moi ces hommes jeunes que je voyais comme des héros pour avoir participé à une épopée que l’on appelait LA guerre. Je n’en savais que ce qui se disait autour de moi, ce que mes petites oreilles grandes ouvertes aux récits des adultes écoutaient et que je comprenais à ma façon.

            On racontait aussi l’histoire de Georges DUBOIS, un maçon du village qui s’évada en 1941, traversa une partie de l’Allemagne, la Belgique et la moitié de la France occupée pour revenir chez sa jeune femme et ses filles. La plus jeune, Michelle, née en novembre 1939 a été ma conscrite de Thionne. Elle a épousé le romancier René FALLET, résidant aussi à Thionne et que nous voyions souvent au bistrot ou au magasin familial.

         

          Après la fin de la guerre, la vie quotidienne était difficile : beaucoup de denrées manquaient, il y avait encore des tickets de rationnement pour certains produits comme le sucre, l’huile, le savon, le chocolat, et cela pendant plusieurs années. Mais chez nous, même pendant la guerre, nous n’avons manqué de rien. Nous étions pratiquement autosuffisants pour la nourriture. Bien qu’il y ait eu des périodes plus difficiles, le fournil n’avait jamais vraiment manqué de farine. Les paysans du village menaient leurs sacs de blé dans un des moulins voisins, à Jaligny ou à Vaumas et mon père allait chercher la farine. Le blé donnait tant de farine, le meunier se payait en blé, la farine donnait tant de pain, le boulanger se payait en farine. Aucune circulation d’argent, on était revenu au troc. Chaque domaine (c’est comme ça que l’on appelait une ferme) et même chaque ménage avait un carnet sur lequel mon père marquait à chacun de ses passages la quantité de pain livré : 6 kg,  12 kg… Et à la fin de l’année on faisait les comptes : tant de blé, tant de farine, tant de pain.

          Je revois le grand-père Jean hurlant devant son four au moment d’enfourner le pain qu’il avait pétri avec un mélange de farine de blé et de maïs : la pâte était tellement molle qu’elle ne tenait pas sur la pelle d’enfournement et retombait de chaque côté. Et le grand-père pestait…

          Pour l’achat des autres produits, le café, le sucre, l’huile, le sel, le chocolat quand il y en avait, la plupart payait avec des œufs que mon père ramassait dans une grande caisse de bois installée dans la camionnette. Le coquetier de Jaligny venait les chercher chaque semaine. Je me souviens qu’avec mes frères et sœurs nous les comptions, trois œufs dans chaque petite main, à deux une douzaine à chaque fois, et il ne fallait pas les casser bien sûr.

 

           Et puis un jour, n’y tenant plus, grand-père Jean décida le grand voyage : demain, je vous emmène à Vichy. A quelle date, je ne sais plus ? Avec quel moyen de transport, pas de souvenir ? En tout cas nous voilà partis de bon matin. Un voyage à la ville pensez donc ! Il y avait bien longtemps que les promenades n’étaient plus possibles. Et à Vichy : reine des villes d’eau, capitale de la France depuis quelques années, siège du gouvernement de l’Etat français, la ville du Maréchal dont nous avions tous appris l’hymne : « Maréchal, nous voilà ! » Enfin quand nous y sommes arrivés, il n’y avait plus grand chose. Mais pour moi, ce fut l’émerveillement : des rues larges comme des champs de pommes de terre, des maisons hautes de chaque côté avec des fenêtres, des fenêtres et ça n’en finissait pas, après une rue, une autre rue, et à droite et à gauche. C’était donc comme ça une ville. On ne savait plus où donner de la tête. Des magasins, des vitrines (avec sans doute peu de marchandises sur les présentoirs), des cafés, des restaurants, d’immenses jardins publics, les halls des sources, des drapeaux, des banderoles, et du monde partout, que de monde sur les trottoirs, des automobiles et des voitures à chevaux dans toutes les rues. Mon petit village de Thionne était complètement oublié. En un seul jour mon univers s’élargissait à la terre entière. Il existait donc de par le vaste monde beaucoup de choses que je ne connaissais pas encore. Le soir même, revenu dans mon lit familier, j’ai dû mettre beaucoup de temps avant de trouver le sommeil. Les photographies que j’avais vues dans les livres à l’école représentaient des villes qui existaient donc RELLEMENT.