Le fantôme.
Un soir d’été, un soir de juillet. Il a fait une chaleur lourde toute la journée. Nous avons dû nous presser pour rentrer le foin fauché deux jours plus tôt et déjà bien sec. Il est maintenant au fenil, au-dessus de l’étable, bien rangé, pas trop tassé, salé. Depuis le milieu de l’après-midi de gros nuages blancs, ronds et ventrus sont venus de l’ouest. Petit à petit, de plus en plus nombreux ils ont envahi l’horizon puis le ciel tout entier cachant le soleil qui cuit notre peau depuis ce matin. Il faut dire qu’avec cette chaleur nous sommes peu habillés : un short, une chemisette, des sandalettes. Le foin nous pique les pieds, nous égratigne les cuisses surtout lorsqu’il y a des chardons. Les brindilles sèches pénètrent sous nos vêtements lorsque nous transportons et entassons le foin dans le fenil.
Enfin pour aujourd’hui, nous avons terminé. Après le repas du soir, épuisés par le soleil et la longue journée de travail, nous allons nous coucher. Nous partageons la même chambre avec mon frère Michel, celle qui donne sur la route, côté ouest. Il fait encore très chaud. Les nuages violacés, presque noirs semblent immobiles, laissant à certains moments passer les derniers rayons du soleil. « Il y aura de l’orage cette nuit » a dit le grand-père Jean, quand il est rentré après avoir pissé, dehors, le nez au vent. « On a bien fait de rentrer tout le foin du pré du bas ». Il n’est pas très bavard. Seulement l’essentiel, l’indispensable. Il se couche tôt, même en été, car c’est lui qui pétrira la pâte pour la première fournée de pain vers une heure, demain matin.
Nous aussi, les garçons, nous allons nous coucher. Nos deux sœurs aident à laver et ranger la vaisselle du repas du soir. Et puis tout le monde au lit. Même dans la chambre, il fait chaud encore ce soir, une chaleur lourde, étouffante. Nous laissons la fenêtre ouverte. Ce qui était annoncé ne tarde pas à se manifester. Le tonnerre au loin commence à gronder du côté de Moulins, à rouler faiblement d’abord, par intermittence, puis se rapproche, s’arrête, reprend. Nous n’avons pas peur, mais nous restons éveillés Michel et moi. L’orage aussi fait partie de notre vie. Dehors, il fait tout à fait nuit. Mais le paysage est illuminé irrégulièrement par des éclairs. L’orage se rapproche. C’est pour nous ce soir. J’espère que nous n’avons rien oublié dehors qui craigne la pluie ou le vent. On entend la foudre du côté de Saint-Voir ou de Chapeau. Monsieur Fauconnier notre instituteur nous a appris à calculer la distance d’un orage. Tu comptes les secondes séparant l’éclair et le bruit du tonnerre et tu as la distance en kilomètres. Dix secondes, dix kilomètres, trois secondes trois kilomètres. L’orage se rapproche.
La fatigue accumulée au cours de la journée nous terrasse et nous nous endormons. Enfin nous commençons à nous endormir, à traverser cette limite de demi éveil, demi sommeil, indécis et troublant. C’est à cet instant que, doucement la porte de notre chambre s’ouvre, presque sans bruit, et qu’apparaît un fantôme, un revenant. En longue chemise de nuit blanche qui lui cache même les pieds, notre grand-mère Marie, les cheveux défaits, une bougie allumée dans une main et le rameau de buis bénit dans l’autre s’avance doucement dans la chambre pour ne pas nous réveiller. La faible lumière de la bougie projette des lumières vacillantes et démesurément agrandies sur les murs, sur les glaces de l’armoire, multipliant les personnages. Nous sommes cloués dans notre lit, immobilisés par la peur.
« Je suis venue voir si vous n’aviez pas peur de l’orage. Vous ne risquez rien. Le buis bénit des Rameaux nous protège. Dormez bien. » Et la voilà repartie tout aussi silencieusement qu’elle était entrée dans notre chambre. On dirait qu’elle flotte dans l’air ou qu’elle glisse sur le plancher car on ne voit pas ses pieds. Nous sommes morts de trouille, chacun dans notre lit, bien réveillés, le drap relevé jusqu’au nez. L’orage, lui, continue comme si de rien n’était, la foudre pète, peste, éclate dans le ciel, flambe la cime des arbres, les grosses gouttes de pluie se déchaînent tout à coup sur les tuiles, tout proche au dessus de nos têtes et puis plus rien, plus d’éclair, de tonnerre, de pluie et de fantôme : nous nous sommes endormis.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous dirigeons comme souvent vers le fournil où travaillent Henri et Jean, nos père et grand-père. C’est un lieu exigu et chaud, où tout est blanc, les murs les objets et les hommes. Mais ce sont les odeurs qui en font la caractéristique première, et aujourd’hui encore je les ai dans un petit coin de mon souvenir et je peux les rappeler quand je veux. Il y a d’abord l’odeur de la farine de blé qui flotte dans l’air, tellement fine qu’elle entre partout. Le parfum si caractéristique de champignon de la levure de boulanger, la levure « Springer » qui nous était vendue en pains d’un kilo sous un emballage de papier blanc et bleu. Et l’odeur aigrelette de la fermentation du levain préparé la veille et laissé à gonfler dans une corbeille pour ensemencer chaque fournée. Le parfum, car pour nous c’en était un, du bois séché dans le four, chaque essence ayant sa caractéristique. Enfin l’odeur du pain sortant du four, bien cuit, à la limite d’être brûlé pour que sa croûte épaisse protège au moins pour une semaine la mie moelleuse.
Aussitôt arrivés, nous nous blottissons dans un coin où nous savons ne pas gêner les boulangers au travail, assis sur un sac de farine près de la fenêtre. Mais nous ne manquons ni une action, ni un geste de ce que pourtant nous connaissons par cœur pour l’avoir vu des centaines de fois. Le miracle de la transformation de farine, d’eau et de sel en ce pain brûlant craquant et odorant qui sort du four avec le geste immuable du grand-père Jean, le maître boulanger, le compagnon du Tour de France pendant sa jeunesse : il sort la miche de dix livres du four avec la pelle de bois, la prend entre ses mains, la regarde, la retourne sur le côté et tapote le dessous avec trois doigts pour faire sonner la croûte et estimer ainsi son degré de cuisson. Quel spectacle. Inoubliable. Nous sommes enveloppés par l’odeur de pain frais sortant du four, la croûte dorée et craquante, le pain si simple et appétissant.
« Qu’est-ce que c’est pépé ? » demande Michel en montrant un oiseau blotti dans une corbeille à pain.
« As-tu entendu l’orage cette nuit ? »
« Oui, oui, on l’a entendu. » Regard furtif vers Michel. Où veut-il en venir le grand-père ?
« Cette nuit vers deux heures, pendant que je pétrissais la première fournée, j’ai entendu frapper à la fenêtre. L’orage grondait, il pleuvait encore très fort, le vent soufflait en bourrasques folles. J’ai ouvert à cet oiseau affolé, trempé, épuisé qui a dû être attiré par la seule lumière de Thionne à cette heure-là. Et savez-vous ce que c’est ? Regardez bien ? »
Nous nous approchons pour mieux voir.
« Une tourterelle ? Un pigeon ? »
« Un pigeon, oui, mais pas n’importe quel pigeon. Regardez, dit-il en soulevant l’oiseau bleuté au bec rouge. Regardez bien sa patte. Eh oui ! c’est un pigeon voyageur. Vous voyez sa bague, avec un numéro. Je lui ai donné du grain et à boire. Il s’est reposé et séché et je vous ai attendu pour le laisser repartir. »
Et nous voilà tous les quatre dans la cour par un matin de juillet tout lavé par l’orage de la nuit. Jean tenait doucement serré dans ses mains le pigeon : « En Argonne, avec notre régiment il y avait une section colombophile pour les liaisons avec le quartier général. C’était bien plus sûr que le téléphone ! » Un nuage de souvenirs de jeunesse et de terreur passèrent dans ses yeux. Il élève doucement les mains et les ouvre. Le pigeon libéré s’élève rapidement en quelques coups d’ailes, fait un cercle au dessus de nous puis met le cap au nord et disparaît du côté de l’église. Un pigeon voyageur, c’était la première fois que nous en voyions un.
Nous rentrons tous les quatre au fournil que nous nommons ici le fournier. Les deux hommes reprennent leurs taches respectives, silencieusement, et nous, nos observations tout aussi silencieuses. Mon père sort la pâte toute fraîche du pétrin, pèse les pâtons découpés au coupe-pâte dans une balance suspendue pour en faire des boules qui donneront après la cuisson des michons de deux livres appelé aussi pain long, des couronnes de trois, quatre ou six livres, enfin des miches de six ou dix livres pour les fermes. Jean, lui « tourne » le pain : il prend chaque morceau de pâte sur la planche bien enfarinée et, avec ses seules mains agiles, caresseuses ou violentes en sort un pain allongé, une boule ou une couronne avec son trou au centre fait par écrasement de la paume, la pâte étirée en la faisant tourner à deux mains. Le pain ainsi tourné est ensuite placé dans une corbeille en osier à sa forme et laissé au repos pour que le levain entre lentement en action dans la chaude atmosphère du fournil. Le levage est aussi un moment de repos pour les boulangers. Le temps de prendre une soupe bien chaude, le cul sur un sac de farine. Le temps aussi de quelques bavardages.
« Alors, vous avez entendu l’orage cette nuit ? » demande grand-père.
« Oui ! oui ! » réponse en chœur.
« Et vous avez eu peur ? »
Toujours en chœur : » Non ! non ! » On est déjà des hommes, nous. Des garçons en tout cas. Pas des trouillardes de filles.
« Eh bien moi, un jour, j’ai eu peur de l’orage » dit le grand-père en s’asseyant près de nous sur un sac de farine. « Je revenais de la foire à Moulins jusqu’à Saint-Voir où j’habitais quand j’étais jeune. La nuit tombait et l’orage menaçait, tout comme hier soir. Le tonnerre se rapprochait. J’étais presque arrivé. Je traversais les bois du Verger juste avant d’arriver au domaine des Guillots. A la sortie du bois, la pluie s’est mise à tomber, un vrai déluge. J’ai dû m’abriter sous un gros chêne avec mon cheval que je tenais à la bride car il avait bien peur lui aussi. Le tonnerre pétait de partout, à droite, à gauche, qu’on se serait cru à la côte 231 en 16, là-bas en Champagne. Que faire ? Continuer ou rester sous cet arbre ? Je n’ai pas eu le temps de me le demander longtemps. Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais le cul par terre sous la pluie, trempé et le cheval que je tenais par la bride était là, raide mort frappé par la foudre sous le chêne. Je me suis tâté. Je n’avais rien de cassé, rien de brûlé. J’étais aussi étourdi que si j’avais bu deux litres de gnôle ou si le 75 de derrière la tranchée avait explosé ! Bayard était là, mort entre les brancards de la carriole, raide, l’œil encore ouvert sur le monde qu’il venait de quitter. Je l’ai laissé pour aller jusqu’aux Guillots raconter tout ça. « Mon cheval a été foudroyé sous le chêne à la sortie du bois du Verger. » Le bounhoume selle un cheval, allume deux lampes tempête car la nuit était tombée. Et nous voilà partis avec son fils et un ouvrier pour nous aider….
Nous étions bouche bée : le cheval de grand-père a été tué alors qu’il le tenait par la bride, et lui n’a rien eu.
« Quand vous êtes surpris par l’orage, il ne faut pas vous réfugier sous un arbre. C’est trop dangereux car il attire la foudre. Il faut se coucher par terre, loin de tous les objets métalliques.
Mais c’est plus facile à dire qu’à faire ! »